Yennayer dans la culture berbère

L'identité amazighe plonge ses racines très loin dans l'histoire de la Méditerranée.
L'identité amazighe plonge ses racines très loin dans l'histoire de la Méditerranée.

Nombreux sont les Amazighs pour qui des mères ou des grand-mères, gardiennes jalouses des traditions, ont dû dire sans savoir l'élucider, que "amenzu n yennayer" (premier janvier) se célèbre approximativement le 13 janvier dans le calendrier grégorien (le calendrier actuel) et on a deux jours pour le fêter. On prépare pour l'occasion un repas, différent du quotidien, qui se prend en famille dans une atmosphère rituelle.

L'Amazigh d'antan utilisa un mode de connaissance du temps faisant référence au cycle régulier de la végétation auquel plus tard, d'une façon parallèle, il associa des repères célestes. Sa vie fut ainsi rythmée au mouvement des astres. Il l'a jalonnée au point qu'on arrive à détecter aisément l'existence de deux calendriers. L'un agraire qu'il savait manier par la connaissance de la vie des végétaux (bourgeons, fleurs, feuilles, etc.); l'autre astronomique qu'il a banalisé et transmis par des pratiques culturelles populaires (dictons, contes, rites, etc.). Leur fonctionnement nous enseigne de l'existence de deux "portes de l'année". Celle qui fait démarrer la période agraire dont le début (anebdu) fut fixé au 13 août du calendrier grégorien (1er août du calendrier julien) dont le repère céleste lié à cette date fut le levé héliaque de Sirius (étoile de la constellation du grand chien)*. L'autre nommée "tabburt u segwas" (la porte de l'année) dont le premier jour "amenzu n yennayer" est célébré annuellement par l'ensemble de la nation amazighe.

Genèse du mois de yennayer et l'incertitude de l'année julienne

L'impact culturel de la domination romaine en Afrique du nord n'était pas insignifiant (l'influence réciproque n'était pas aussi sans effets). Les Amazighs, peuple séculaire de la région voilà plus de 7000 ans, en dépit de leur farouche résistance aux étrangers, ont su adapter à leurs valeurs de vie celles des autres peuples qui ont foulé leur terre.

Dans les temps éloignés, l'année civile chez les Romains commençait le premier jour des calendes de Mars (1er mars) et comportait 304 jours répartis en quatre mois de 31 jours et six mois de 30. Elle était en décalage important par rapport au mouvement des saisons. Son premier jour sillonnait "en marche arrière" le cycle du soleil dont il faisait le tour en cinq années. Le premier jour de l'an tombait donc au printemps tous les cinq ans.

Pallier le dysfonctionnement d'une telle année, Numa Pompilius (entre -715 et -762), alors roi de Rome, introduisit par décret les deux mois Januarius (janvier ou Yennayer) et Februarius (Février ou Furar). Désormais l'année civile romaine compte douze mois. Elle fut divisée en quatre mois de 31 jours, sept de 29 et un de 28 qui est Fébruarius. En revanche, Junuarius comporte 31 jours et fut dédié au "Dieu des portes". Par analogie, chez les Amazighs, le début de l'année fut baptisé "tabburt u segwas" (appellation rencontrée à présent dans certaines contrées de Kabylie).

Avec ses 355 jours, l'année civile reste courte. Afin de l'ajuster par rapport à l'année des saisons (année solaire), les Romains lui rajoutaient un mois de 29 jours tous les deux ans.

Le calendrier connaissait, sans cesse, des vicissitudes. Il fut fixé, en -45, par un décret de Jules César. Celui-ci fit venir Sosigène (astronome égyptien d'origine grecque) pour réaliser la réforme du calendrier. Était ainsi donc né le calendrier julien, l'ancêtre du calendrier grégorien. Ne tenant plus compte du mouvement lunaire, il est ajusté à l'année solaire (année astronomique) qui comporterait, selon l'astronome, 365,25 jours. En fait, Sosigène reprit la valeur de l'année sothiaque (année moyenne d'un levé héliaque de Sirius au suivant) qui était en vigueur en Égypte. Cependant, Hipparque, un autre astronome, attribua à l'année solaire (année tropique) une valeur de 365 jours 5 heures et 55 minutes qui était plus proche de la réalité (365 jours 5 heures et 49 minutes). Un si faible écart entre les deux références parut négligeable et sans aucune signification dans un calendrier. Par commodité, l'année civile aura mieux un nombre entier de jours. Elle fut donc fixée à 365 jours et sera réajustée au mouvement solaire par l'ajout d'un jour tous les quatre ans. Ainsi était née l'année bissextile. Le bissexte (le jour additionnel) fut attribué à Février, jusqu'alors dernier mois de l'année.

La culture romaine était très encombrée de superstitions. Tous les mois étaient consacrés aux dieux. Ceux au nombre pair de jours étaient voués aux dieux infernaux et ceux au nombre impair, considérés favorables, étaient consacrés aux dieux supérieurs. Pour ne pas bousculer ces croyances, le jour additionnel fut introduit en doublant le 24e jour du mois de février. Ce dernier apparaissait avoir donc un nombre pair de jours. Ce jour "maléfique" marquera de son empreinte la culture berbère (on le verra plus loin dans le texte).

La 46e année avant J.C fut chamboulée. On décida que l'équinoxe de printemps coïnciderait avec la date du 24 mars et le premier jour de l'an serait le 1er janvier et non, comme à l'accoutumé, le 1er mars (cette année-là eut 455 jours).

Le calendrier julien véhiculera en son sein une année de douze mois ayant alternativement 31 et 30 jours durant l'année bissextile. Février n'aura que 29 jours en année normale. Une fois de plus le calendrier sera bousculé. Le 8e mois aura 31 jours et fut baptisé Auguste, en dédicace par Jules César à son petit neveu. Par souci d'égalité entre les deux hommes, le mois d'août aura comme celui de juillet (Julius en consécration à Jules César) 31 jours. Le mois de février aura en définitive 28 jours les années normales et 29 en bissextiles.

Malgré les importants ajustements qu'elle a subit, l'année julienne reste plus longue que l'année astronomique (365,2422 jours). Si l'écart (0,0078 jour) paraissait insignifiant à l'échelle d'une courte durée, il devient sérieusement perturbant à la longueur des siècles. Passons du siècle au millénaire, l'année julienne révèle ses imperfections. Elle sera incapable de jalonner durablement le temps et biaise le calendrier. Les saisons ne seront plus aux dates prévues. La dérive sera de plus en plus importante.

Les Pontifes alarmés par le décalage de la date de pâques qui dépend de l'équinoxe de printemps, se penchèrent sur le problème. Vers la fin du 16e siècle, à l'initiative du Pape Grégoire XIII, une réforme du calendrier julien fut réalisée. Les spécialistes engagés s'inspirèrent du travail fait, au préalable, par le Concile de Nicée en l'an 325. L'assemblée ecclésiastique voulait associer, selon ses règles, le dimanche de pâques à la première pleine lune du printemps. L'équinoxe tomba le 21 mars contrairement à sa date du 24 mars qui était celle du printemps en 45 avant J.C (début du calendrier julien). Les Pontifes de l'assemblée étaient persuadés que l'équinoxe observé tomberait indéfiniment le 21 mars. Ils fixèrent donc la date de pâques au dimanche suivant le 14e jour de la pleine lune qui tombe normalement le 21 mars.

L'objectif du Pape Grégoire XIII était de réajuster l'année civile par rapport à celle du soleil à l'instar de la réforme julienne et mettre en place un calendrier définitif. En 1582, 1257 ans se sont écoulés depuis la correction faite par le Concile de Nicée. L'équinoxe de printemps tomba le 11 mars.

La première action de la réforme grégorienne était de ramener le début du printemps au 21 mars, date réelle de l'équinoxe. Il faudra donc retrancher dix jours à l'année en cours pour la faire coïncider à celle du soleil difficilement maîtrisable. La seconde action est d'éviter la dérive à l'année civile et pérenniser le calendrier. Il fut décidé que les années séculaires ne seront plus bissextiles sauf celles dont le millésime est divisible par 4. L'année grégorienne (325,2425 jours) restera quand même légèrement plus grande que l'année solaire. L'écart (0,0003 jours) sera significatif dans une dizaine de milliers d'années.

Dès lors, la quasi-totalité des nations dans le monde adoptèrent le calendrier grégorien, sauf celles soumises à l'orthodoxie et à l'islam. Les berbères quant à eux sont restés attachés à l'année julienne d'origine tout en considérant la correction apportée par le Concile de Nicée. C'est ainsi donc qu'ils célèbrent leur "amenzu n yennayer" approximativement le 13 janvier dans le calendrier grégorien (le 1er janvier dans le calendrier julien) et choisissent un soir dans les trois jours autour de cette date.

Yennayer et ses rites

Le vocable yennayer s'apparente au terme latin enneyer (janvier). Il est le plus utilisé dans l'univers culturel amazigh, même si le Kabyle a tendance à employer parfois "ixf u segwas" (le début de l'année) ou encore "tabburt u segwas". Les At Waziten (les Amazighs de Libye) préfèrent "anezwar n u segwas" (introduction de l'année).

Ce mois marque les débuts du solstice d'hiver. Le soleil entame sa remontée. Les jours encore très froids se rallongent et instaurent l'espoir d'une meilleure année. Il est ritualisé d'une manière assez significative.

Imensi u menzu n yennayer (le dîner du 1er jour de janvier)

Le repas, préparé pour la circonstance, est assez copieux et différent du quotidien. Les rites "yennayériques" sont effectuées d'une façon symbolique. Ils sont destinés à écarter la famine, augurer l'avenir, consacrer le changement et accueillir chaleureusement les forces invisibles auxquelles croyait le berbère.

Pour la préparation de "imensi n yennayer", le Kabyle utilise la viande de la bête sacrifiée (asfel), souvent de la volaille, mélangée parfois à la viande séchée (acedluh) pour agrémenter le couscous, élément fondamental de l'art culinaire berbère. Le plus aisé affiche sa différence. Il sacrifie une volaille par membre de la famille. Le coq est pour l'homme (sexe masculin) et la poule pour la femme (sexe féminin). Un coq et une poule sont attribués à la femme enceinte dont l'espoir qu'elle n'accouche pas d'une fille qui était hélas souvent mal accueillie dans le patriarcat. En revanche, le premier yennayer suivant la naissance d'un garçon était d'une grande importance. Le père effectue la première coupe de cheveux au nouveau-né et marque l'événement par l'achat d'une tête de bœuf. Ce rite augure de l'enfant le futur responsable du village. il est répété lors de la première sortie du garçon au marché. Il est transposé, dans les mêmes conditions, à la fête musulmane chiite de l'achoura, dans certaines localités berbérophones.

"Imensi n yennayer" se poursuit tard dans la nuit et la satiété est de rigueur. C'est même désobligeant pour la maîtresse de la maison (tamgart n u axxam) de ne pas se rassasier. Il est aussi un repas de communion. Il se prend en famille. On réserve la part des filles mariées absentes à la fête. On dispose autour du plat commun des cuillères pour signaler leur présence.

A travers les génies gardiens, les forces invisibles participent au festin par des petites quantités déposées aux endroits précis, le seuil de la porte, le moulin de pierre aux grains, le pied du tronc du vieil olivier, etc. et la place du métier à tisser qui doit être impérativement enlevé à l'arrivée de yennayer. Sinon les forces invisibles risqueraient de s'emmêler dans les fils et se fâcheraient. Ce qui est mauvais pour les présages.

Pour le Kabyle "amenzu n yennayer" détermine la fin des labours et marque le milieu du cycle humide. Les aliments utilisés durant ce mois sont les mêmes que ceux de la période des labours. La nourriture prise est bouillie, cuite à la vapeur ou levée. Les aliments augmentant de volume à la cuisson sont de bons augures. La récolte présagée sera d'une grande quantité. Les différentes sortes de couscous, de crêpes, de bouillies, etc., et les légumes secs les agrémentant apparaissent. Les desserts servis seront les fruits secs (figues sèches, abricots secs, noix, etc.), de la récolte passée, amassés dans de grandes et grosses cruches en terre pourvues d'un nombril servant à retirer le contenu (ikufane).

Le mois de yennayer est marqué par le retour sur terre des morts porteurs de la force de fécondité. Durant la fête, les femmes kabyles ne doivent pas porter de ceinture, symbole de fécondité. Celles transgressant la règle subiraient le sortilège de la stérilité.

"Imensi n yennayer" nécessite des préparatifs préalables. Chez les Chaouis et les Kabyles, la veille, la maison est méticuleusement nettoyée et embaumée à l'aide de diverses herbes et branches d'arbres (pin, etc.). Elle ne le sera plus, durant les trois jours suivants sinon le balai de bruyère, confectionné pour la circonstance par les femmes lors de leur sortie à la rencontre du printemps (amagar n tefsut), blesserait les âmes errantes. On procède au changement des pierres du kanun (inyen n l'kanun).

Tous les gestes accomplis pendant la fête se font avec générosité et abondance. Les "yennayéristes" s'estiment recevoir, par leurs actions, la bénédiction des forces invisibles circonscrivant chez le berbère son univers de croyance.

Les jeux

Les masques symbolisent le retour des invisibles sur terre. En période du mois de yennayer, les enfants kabyles se déguisaient (chacun confectionne son propre masque) et parcouraient les ruelles du village. Passant de maison en maison, ils quémandaient des beignets (sfendj) ou des feuilletés de semoule cuits (lemsemmen) pour qui les gens s'obligent de donner. Par ce geste d'offrande, le berbère de Kabylie tisse, avec les forces invisibles, un contrat d'alliance qui place la nouvelle année sous d'heureux auspices. Ce rite, comme celui de la première coupe de cheveux du nouveau-né, est transposé à l'Achoura et repris lors de la période des labours. Le paysan distribuait d'humbles offrandes aux passants croisés sur son chemin et déposa de petites quantités de nourritures dans des lieux saints, en se rendant dans ses champs.

"Amenzu n yennayer" marqua toutes les régions berbérophones par des jeux liés aux morts de retour sur terre: carnaval de Tlemcen, jeux de "tagisit" (os) des femmes de Ghadames (Libye), ...

Le mythe de la vieille

Dans l'univers culturel berbère, un drame mythique marqua, de sa forte empreinte, yennayer. Des histoires légendaires sont différemment contées au sujet d'une vieille femme. Chaque contrée et localité ont leur version. Les Kabyles disaient qu'une vieille femme, croyant l'hiver passé, sortit un jour de soleil dans les champs et se moquait de lui. Yennayer mécontent emprunta deux jours à furar et déclencha, pour se venger, un grand orage qui emporta, dans ses énormes flots, la vieille. Chez les At-Yenni, la femme fut emportée en barattant du lait. Chez les At-Fliq, yennayer emprunta seulement un jour et déclencha un grand orage qui transforma la vieille en statue de pierre et emporta sa chèvre. Ce jour particulier est appelé l'emprunt (Amerdil). Le Kabyle le célébra chaque année par un dîner de crêpes. Le dîner de l'emprunt (Imensi u merdil) fut destiné à éloigner les forces mauvaises. A Azazga et à Béjaïa, la période de la vieille (timgarin) durait sept jours.

Le mythe de la vieille exerçait une si grande frayeur sur le paysan berbère au point que celui-ci est contraint à ne pas sortir ses animaux durant tout le mois de yennayer. Le pragmatisme a fait que les jours maléfiques furent adaptés par le Kabyle à l'organisation hebdomadaire des marchés dans les villages. Cette répartition du temps de la semaine est encore d'actualité. Chaque commune de Kabylie possède son jour de marché. Pour l'esprit rationnel le tabou de ne pas sortir les animaux s'explique plutôt par l'utilisation de la bête comme source de chaleur pour la famille durant le mois le plus froid de l'année. L'architecture intérieure de la maison traditionnelle étaye au demeurant cette argumentation.

Le mythe de la vieille marqua, d'ouest en est, les régions berbérophones. A Fès (au Maroc), lors du repas de yennayer, les parents brandissaient la menace de la vieille si leurs enfants ne mangeaient pas à satiété: "la vieille de yennayer viendra vous ouvrir le ventre pour le remplir de paille". A Ghadames (en Libye), "Imma Meru" était une vieille femme, laide, redoutée malfaisante. Elle viendra griffer le ventre des enfants qui ne mangeaient pas des légumes verts durant la nuit du dernier jour de l'année, disaient les parents. Pour permettre aux jeunes pousses d'aller à maturité, l'interdit de les arracher s'applique par "Imma Meru a uriné dessus".

Étant conté différemment, dans la quasi-totalité des régions amazighophones, le drame légendaire de la vieille de yennayer a le même support culturel.

Des traditions berbères liées au changement de l'année se retrouvent dans plusieurs régions d'Afrique, voire du bassin méditerranéen. Elles s'apparentent parfois à de la superstition néanmoins elles participent à la socialisation des personnes, harmonisent et renforcent le tissu culturel. Des peuples d'identités différentes, considèrent les divers rites de yennayer faisant partie intégrante de leur patrimoine culturel.

Madjid Boumekla

Références bibliographiques

- Encyclopaedia Universalis. France S.A. 1989.

- Paul Couderc. Le calendrier. P.U.F. Que sais-je. N°203

- Jean Servier. Tradition et civilisation berbères. "Les portes de l'année". Éditions du Rocher. Août 1985.

Cet article a été rédigé en 1996

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Commentaires (6) | Réagir ?

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gestion

MERCI

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algerie

Great info, good thanks.

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