Algérie : le temps des incertitudes

Abdelaziz Bouteflika a plongé l'Algérie dans des lendemains incertains.
Abdelaziz Bouteflika a plongé l'Algérie dans des lendemains incertains.

Il est en partie question dans cette chronique de revenir sur ce qui a chargé l'actualité de ces dernières semaines : le limogeage du patron de la D.R.S et de nombre de hauts gradés de la sécurité par le président Bouteflika. Quoique d'apparence évidentes, les motivations réelles du clan présidentiel derrière ces mises à la retraite qui ressemblent plutôt à de opérations de «chasse à l'homme» à l'intérieur de cette boîte noire du régime restent sujettes à tous les pronostics.

I- Le sérail et ses mystères

Bien entendu, depuis le retour de Bouteflika de l'hôpital parisien Val-de-Grâce en juin 2013, la nouvelle dynamique qui se dessine au palais d'Al-Mouradia semble échapper à toutes les grilles d'analyse. Tout d'abord parce que le président qu'on croyait trop affaibli par son A.V.C et surtout par les répercussions négatives de l'affaire Chakib Khellil, son dauphin, a subitement rebondi et aurait pris le pari d'amputer le D.R.S de ses trois structures (la Direction centrale de la sécurité de l'armée (DCSA), la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et le Centre de communication et de documentation (CCD)) qu'il avait rattachés alors à l'Etat-Major de l'armée à la tête duquel il aurait placé l'un de ses fidèles le général Ahmed Gaid Salah sans que cela soulève la moindre réaction d'envergure du clan rival. Bouteflika qui rêvait dès son investiture d'une "sécuritocratie" à la Ben Ali, autrement dit, une modernisation du corps de la police faisant le contrepoids devant l'armée, tâche qu'il a assignée à un certain Ali Tounsi assassiné dans des circonstances confuses en février 2010 dans son bureau à Alger, assortie de plus de prérogatives aux sous-préfectures et aux wilayas au détriment des assemblées communaux (APC) et assemblées de wilayas (APW) et de la levée d'Etat de siège aurait alors multiplié les signaux "va-t-en-guerre" vis-à-vis de l'institution militaire. A preuve que ce remaniement s'est accompagné aussi, rappelons-le bien, par la mise à la retraite de 17 généraux de l'armée. Ce qui est étrange est que le président aurait pourtant décidé 4 ans auparavant, c'est-à-dire en 2009 de rattacher le service de la police judiciaire au DRS ! Changement de perspective ou peur de l'emprise de ce monstre (les services de renseignements) sur le cœur du système ? D'aucuns y ont vu une réaction naturelle par rapport aux conséquences de la prise d'otages du 16 janvier 2013 dans le site gazier de Tiguentourine dont les failles de sécurité et de gestion ont, semble-t-il, fâché au plus haut niveau d'une hiérarchie en proie aux pressions occidentales, d'autres ont considéré par contre cela comme une manœuvre de la part d'un président impotent pour prouver à une opinion publique désabusée qu'il tenait encore une place centrale dans l'échiquier de l'Etat tandis que la société civile et certaines élites opposantes qui déploraient, il y a longtemps déjà, dans leur large majorité le trop d'espace qu'occupait le DRS, héritière de la S.M (sécurité militaire) et du M.A.L.G (Ministère d'armement et de liaisons générales) dans le jeu politique depuis l'indépendance pensent à une restructuration en cours ou plutôt à une phase préliminaire de «transition démocratique» sur fond de lutte de clans en vue de l'avènement d'un pouvoir civil. Autant dire, un deal secret qui s'est élaboré avec l'accord de toutes les officines du régime suite aux échos du Printemps arabe.

Or aucune de ces thèses n'était solide et la promesse faite en 2012 à Sétif par Bouteflika de "passer la main" s'est même soldée par une reconduction en bonne et due forme du système par le biais d'un quatrième mandat en avril 2014! En somme, peut-on amorcer un Etat civil, fût-il embryonnaire, sans que l'on fasse participer les partis politiques, la société civile, le tissu associatif à la préparation de ses fondations, sinon à sa construction ? Cela ne relève-t-il pas de la pure imposture? Encore attachée à la légitimité révolutionnaire, l'ancienne génération croit être née du «feu» et tout ce qui vient derrière elle est de la «cendre» résumait l'ex-ministre Abdelaziz Rahabi (voir Adam Shatz, "Algeria's Ashes", The New York Times Book Review, 18 juillet 2003). Que s'est-il passé donc entre-temps? La presse, la blogosphère et les médias en général n'ont cessé de s'interroger sur le pourquoi de cette volte-face et également sur le rôle réel du frère «conseiller» du président dans le processus de prise de décision au sein du pouvoir. Ne s'étant jamais exprimé devant une caméra de télévision, le personnage de Said Bouteflika intrigue. Il est perçu à la fois comme une éminence grise aux multiples facettes et un décideur «potentiel» qui a les bras longs, partout, dans la cour d'Al-Mouradia. Preuve en est qu'il ait trop pesé dans le limogeage de Dahou Ould Kablia, l'ex-ministre de l'intérieur, un des proches intimes de Bouteflika. Ce dernier (un ancien du M.A.L.G) opposé au quatrième mandat et aux directives du frère-conseiller n'a appris la nouvelle de son éviction du gouvernement Sellal II que sur les colonnes de la presse nationale! Mais ce frère conseiller a-t-il vraiment en mains tous ces leviers du pouvoir qu'on lui prête? A-t-il des ambitions politiques? Espère-t-il un jour succéder à son frère? En-a-t-il la compétence et surtout le charisme nécessaires? Qu'en est-il de l'aval de l'establishment? Ou n'est-il là qu'une simple marionnette qui profite des largesses du système, rien que pour épater «politiquement» la galerie? C'est-à-dire le temps que la grande muette se serait intervenue pour rebattre les cartes à sa manière comme elle a déjà eu l'occasion de le faire en janvier 1992? Tout est en effet possible sauf une passation de pouvoir à la syrienne (par héritage s'entend) vu l'instabilité sur laquelle cela pourrait déboucher à l'avenir et l'absence apparente du consensus entre Présidence-Etat-Major-D.R.S sur ce sujet. Par ailleurs, cheville ouvrière des généraux janviéristes et fin manœuvrier dans le sérail, le général de corps d'armée Médiène a su, il est vrai, étendre de façon rapide tout au long de ses 25 ans du service son influence dans les rouages du régime au point d'être affublé par certains du titre de "Rab el-dzair" (Dieu de l'Algérie) mais a dû dernièrement, du moins depuis 2013, subir sans broncher avanie sur avanie de la part d'un Bouteflika "malade". Pourquoi un tel recul d'autorité? Serait-ce le fait d'un changement de temps qui exige une nouvelle redistribution des rôles, à savoir une reconfiguration à l'international du plan sécuritaire du pays? Ou une résignation aux injonctions du clan adverse? En réalité, si l'on regarde en rétrospective, on trouve que Lekhal Ayat, le puissant chef des services de renseignements (1982-1988) a été viré par Chadli en 1988 pour mauvaise gestion lors des événements d'octobre 1988. Et pourtant, cela n'a pas mis ce dernier (Chadli) à l'abri. Car, il a été déposé (coup d'Etat blanc) de son poste du président par l'armée au lendemain de l'éclatante victoire du F.I.S au premier tour des législatives de décembre 1991! C'est dire que les rapports entre la présidence et les services de renseignements ont souvent été conflictuels quoique l'unique pivot autour duquel tourne le système se recentre toujours vers le militaire. Toutefois, il est fort à parier, dans le cas du général Médiène, que seule sa discrétion sur le modèle du K.G.B soviétique, ce qui s'apparente au demeurant à une forme de soumission disciplinée, et son rôle-clé dans la gestion de la crise sécuritaire (1991-2000) aient pu créer sa légende. Une légende «exagérément» amplifiée par les rumeurs et la vox-populi. En un mot, sa «supposée» puissance n'est qu'un retour d'ascenseur qui lui a été indirectement servi par le régime auquel il a garanti la survie.

La sortie fracassante du patron du F.L.N Amar Sâadani en février 2014 a prouvé que le général a perdu de son prestige et n'était guère alors en position de force par rapport aux affidés du président. Jamais l'armée n'a été attaquée de front par un civil, de surcroît S.G du F.L.N, depuis 1962. La déchirure est profonde car la D.R.S dérange. N'a-t-elle pas en effet diligenté des enquêtes dans les affaires Khalifa, l'autoroute Est-Ouest et la Sonatrach I et II? Avec des dossiers lourds et compromettants, elle risquait de faire tache d'huile. Ce qu'il l'a exposé aux foudres de ses détracteurs, impliqués pour certains, sinon presque la majorité dans des affaires de corruption. En plus, la D.R.S s'est accaparé le privilège des enquêtes d'habilitation concernant les hauts fonctionnaires de l'Etat, une prérogative qui revient de jure dans un Etat de droit à la justice. Et puis, Bouteflika n'a-t-il pas été le moins mauvais des choix de la nomenklatura parmi les six autres candidats à la magistrature suprême en 1999? D'abord, parce qu'il s'est rangé sans le montrer, bien sûr, du côté du camp des réconciliateurs (Mehri, Aït-Ahmed, etc.,) de Sant'Egidio (janvier 1995). Ensuite, il a déclaré dans l'un de ses discours que l'arrêt du processus électoral fut la première violence. Pour autant, l'armée n'y a pas réagi à l'époque dans la mesure où elle a eu besoin de lui. Un beau parleur qui sait redorer le blason, séduire et convaincre les chancelleries occidentales de l'invalidité de la thèse de "Qui tu qui?» en vogue en hexagone à la fin des années 1990. Mais avec sa maladie, les foyers tensions régionaux, les manifestions anti-gaz de schiste, les troubles de Ghardaia, son influence s'est réduite en une peau de chagrin et le clan présidentiel (entourage) s'est renforcé en pôles concentriques autour des milieux d'affaires et du business. C'est pourquoi, le conflit qui opposait l'armée à la DRS semble sortir alors de sa sphère politique et se joue actuellement entre les cercles d'affaires interposés. On assistera peut-être dans un proche avenir à une importante transformation des mœurs politiques dans le pays, genre cartels d'affaires qui mèneront à la déliquescence, sinon à la délinquance étatique!

II- Une économie à la dérive

Le versant économique n'est pas moins reluisant! De "kayn el-kheir" à "Zyer el-centoura" et entre les deux prémisses du syllogisme "zid ya bouzid", voilà à quoi se résume le dilemme algérien de ces dernières années!9 milliards de dollars pour survivre en 2019 si la tendance actuelle des prix du pétrole n'enregistre pas d'augmentation notable! Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le Premier ministre A/ Sellal lui-même. Cela va nous mener droit vers les crocs du F.M.I, l'ami de nos malheurs. De quoi notre lendemain sera-t-il fait bon Dieu? On n'en sait rien! Et puis serait-il encore possible d'allouer chaque année près de 60 milliards de dollars aux transferts sociaux (soutien aux prestations de santé, de l'éducation, de l'enseignement, etc., et à la subvention des biens de première nécessité (le pain, le lait, etc) et des services? Pas sûr! Car les hydrocarbures représentent un tiers du P.I.B et 98% de nos exportations. A ce rythme, les revenus chuteront à environ 20 milliards en 2016 alors que la balance commerciale est déjà déficitaire de 8 milliards de dollars au cours des sept derniers mois de l'année en cours. En plus, deux facteurs à l'international jouent au détriment de l'économie rentière de l'Algérie. D'un côté, l'excédent de l'offre pétrolière mondiale par rapport à la demande. De l'autre, l'OPEP qui hésite à réduire sa production. La hausse de celle-ci sera accélérée par les exportations pétrolières de l'Iran en 2016 et le ralentissement relatif du dragon chinois sans oublier les troubles régionaux du Moyen-Orient (Syrie, Yémen, Palestine, Liban, etc). Et qu'en est-il de cette histoire du Fonds de Régulation de Recettes (F.R.R)? Il ne pourra pas nous servir à grand-chose à long terme. Crée en 2000 à la faveur de l'embellie financière pour absorber l'excédent des exportations, financer le déficit budgétaire et les mesures urgentes, ce fonds alimenté du différentiel entre le prix du baril du pétrole quand il dépasse la barre de 130 dollars et son prix théorique sur la base duquel est calculé le budget de l'Etat à savoir 60 dollars, il fond progressivement comme neige au soleil. Le seul recours qui reste est la dépréciation de la monnaie nationale. Ayant déjà perdu en une année 35 % de sa valeur face au dollar, la tendance de sa dégringolade risque de s'aggraver. L'impact sur le pouvoir d'achat et l'inflation sera sans doute sans précédent alors que le coût des importations oscille toujours entre 30 et 50 milliards de dollars (voir Jeune Afrique, Algérie : alerte rouge sur la pérennité du modèle économique et social, septembre 2015).

Pour rappel, l'Algérie a dépensé plus de 700 milliards de dollars depuis 1999, date du retour du président Bouteflika aux affaires, dans les fameux projets de la relance économique. Or cet énorme chiffre n'a pas, hélas, permis au pays de se tourner vers l'économie-alternative de l'Après-Pétrole, loin des trompettes de la rente. Au contraire, il a favorisé la corruption. Celle est devenue un système de rechange dans un Etat de non-droit (voir l'excellent rapport de Omar Benderra, Ghazi Hidouci, Salima Mellah, "De la corruption algérienne", www. Algerie-watch.com, 24 février 2010), facilité, voire encouragé d'en haut lieu par des cercles affairistes douteux. Chose ayant en revanche facilité l'achat de la paix sociale par les autorités dans un climat de suspicion généralisée, caractérisé par le régionalisme, le corporatisme et le tribalisme. Phénomènes corollaires de l'absence d'une culture d'Etat et surtout de l'inertie syndicale (l'U.G.T.A est l'unique syndicat autorisé), empêchant la remise sur rails d'une machine industrielle sans perspectives et empoisonnant le rapport Etat-patronat (F.C.E), «l'Algérie, dixit l'économiste A. Lamiri, est un pays qui ne sait pas fabriquer de la croissance. C'est comme si l'on mettait d'essence dans un moteur en panne» (pour rappel, en 2013 elle est classée par Transparency International «T.I» à la 94eme place sur un total de 177 pays en matière de corruption et en 2014 au 100 eme rang mondial).

La gérontocratie gère le pays à l'aveuglette : les cinémas sont fermés, les librairies transformées en pizzerias, les cybercafés en boutiques de mode! Ayant pris son plein essor au milieu des années 1980, l'islamisation de la société continue de nos jours sur sa lancée mais de façon insidieuse. Comme il fallait s'y attendre, les programmes d'arabisation des années 70-80 ont mené à une déroute où tant de générations pâtissent d'un analphabétisme trilingue. En conséquence, l'Algérie est détrônée de son statut de nation francophone sans être un pays ouvertement arabophone. La violence s'est enkystée dans les consciences et s'est même hissée en langage presque institutionnalisé, une simple coupure du gaz ou de d'électricité suffit pour mettre les gens dans la rue et déclencher une émeute à telle enseigne qu'un fameux chroniqueur algérois aurait nommé 2010 «année de l'émeutier»! En 2013, à l'occasion de la qualification des Verts au Mondial du Brésil, 22 supporters y ont trouvé la mort en raison du déchaînement des foules, l'incompétence, l'improvisation, et l'indiscipline. Dépendante de l'agro-alimentaire hexagonal et désindustrialisée, l'Algérie a négligé son littoral (1200 km) et les trésors de l'agro-pastoral de l'hinterland (Saida, Djelfa, Sétif, etc.). Le malheur est que les investisseurs étrangers hésitent à s'aventurer dans un capharnaüm adminstratif ayant pour échafaudage l'économie du Compradore avec son dérivatif le réseau d'import-import, et pour constantes les lourdeurs administratives et la bureaucratie (voir à ce sujet Rachid Tlemçani, Etat, bazar et globalisation : l'aventure de l'Infitah en Algérie, Dar Al-Hikma, Alger, 1999).

De Benbitour à Sellal en passant par Ouyahia et Belkhadem, aucun n'a proposé un plan "B". Qui va se passer alors? On ne fait pas un papillon en collant des ailes à une chenille écrit Olivier Clerc. Justement, l'Algérie en est là en ce moment! Une chenille qui rampe et ne tente même pas de voler. Sans doute, les autorités vont arrêter le train des réformes engagées jusque-là, s'orienter vers une politique d'austérité, tailler dans les dépenses publiques, sachant que d'ailleurs le pouvoir d'achat des algériens est trop faible. Et les 262 milliards de dollars d'investissement prévus pour la période du quinquennat (2014-2015)? Tout tombera dans l'eau, hélas! L'Algérie a beaucoup traîné dans des politiques économiques trop coûteuses pour les caisses d'Etat mais moins efficaces sur le terrain. Échappant à la logique de la création des richesses, fondement des nations fortes, les gouvernements successifs ont fait du socialisme-maison un label de marque pour séduire les classes défavorisées, leur miroitant, soi-disant, leur bonne intention dans une distribution équitable des richesses nationales. Or un simple diagnostic de la société algérienne des années 1980 prouve que la division des classes fut déjà chose courante, les fameux "bouhis" (jeunes survivant dans les quartiers périphériques et pauvres d'Alger) et les "tchitchi" (les rejetons de la nomenclature qui se la coulent douce dans les quartiers huppés de la capitale et ses stations balnéaires) en était la plus vivante démonstration. En plus, la crise de 1986 a battu en brèche ces illusions-là, la chute des prix du baril du pétrole a mené la population dans la rue, l'effondrement du mythe de l'Etat-FLN et le déclenchement de l'automne de la colère. Les algériens se sont réveillés au milieu du tumulte, grevés de dettes, ne sachant plus pour quelle voie opter : socialisme de la mamelle, économie administrée, économie de marché, capitalisme à l'américaine, etc. Enfin, ils se sont agenouillés aux oukases du F.M.I, végétant entre la pénurie alimentaire, le rééchelonnement de la dette, l'ajustement structurel, la fermeture des usines et le son des baïonnettes! Ce ne vaut pas la peine de raconter la suite. Car la terreur des années 1990 a démantelé tous les ressorts vitaux de la société algérienne.

Ahmed Ouyahia y sera-t-il le remède encore cette fois-ci ? Cet homme de «sales besognes», connu dans le sérail pour être celui qui aurait fait face aux deux ajustements structurels des années 1990 et mené la politique d'austérité et puis celle du "tout-sécuritaire" ou du "terrorisme résiduel" sous le parrainage de l'establishment, semble favori pour prendre les rênes du gouvernement. Mais les temps ont changé en ce 2015. Avec l'ère de l'internet, il ne sera plus possible pour cet énarque de masquer les chiffres ni de jouer sur le sensationnel pour convaincre.

III- Une jeunesse sacrifiée

Dans les rues d'Alger, trois thèmes majeurs accaparent les discussions des jeunes : Al-harba (la fuite à l'étranger), le chômage et le logement. En dépit des grands chantiers de construction de logements lancés depuis le début 2000 par Bouteflika, embellie financière aidant, les jeunes ont du mal à se caser faute d'un appartement ou d'un studio. Pour Farid, un trentenaire boulanger près de la Grande-Poste, l'Algérie et la crise du logement sont un pléonasme, chacune ne peut vivre sans le soutien de l'autre «les filles sont devenues de vieilles célibataires et ne trouvent pas preneurs à cause du prix de la dot et du logement. Il y a un problème de fond dans la société que l'on esquive par le conservatisme et la misogynie» affirme-t-il entre deux gorgées d'un thé à la menthe près de la fac centrale et d'enchaîner, plus explicite «ça fait près de deux ans que j'ai déposé un dossier à l'Agence de l'Amélioration et Développement de Logement (AADL), pas de réponse! A chaque fois que j'y passe, on m'inonde de tas de prétextes aussi invraisemblables les uns que les autres du genre : dossier non encore retransmis à la direction, ou, il est encore au stade de l'étude ou parfois, les préposés aux guichets m'invitent à refaire un autre dossier». Fatigué, Farid a dû décrocher et cessé d'y songer. Dans son cas, il y en a des centaines, Adel un chômeur de Bab El-Oued 28 ans s'ennuie à mourir. Car, sans ressources, il vit toujours chez ses parents «j'ai honte de moi-même, ça me fait mal de partager un F2 avec une fratrie de 5 membres, il n'y a plus d'espace chez nous et puis maintenant, mes sœurs sont grandes, et moi, je dois chercher ailleurs, fonder un foyer, penser à l'avenir...ils nous promettent un million de logements, puis plus rien, on n'en voit que du vent» s'insurge-t-il avec un mélange d'embarras et de stupeur. Et de poursuivre «mon seul gagne-pain, c'est la vente de «m'hadjeb» (galettes) à place des Martyres, nos responsables ont abandonné la jeunesse sur le quai du désespoir. Tandis que d'autres pays planifient pour sauver leurs peuples de la crise économique, les nôtres attendent la réception du projet de la grande mosquée d'Alger où aucun algérien n'a bossé, c'est triste!».

Meublant son temps à jouer aux dominos dans un café de coin, il dit vouloir quitter à tout prix le bercail : "je n'ai pas de choix, la pression est énorme, ma famille me regarde de travers "mâarifa makanech" (je n'ai pas de réseau de connaissance), les portes sont toutes closes devant moi", essaie-t-il de s'en justifier, Malik son copain d'enfance, 27 ans, lui, a décroché un contrat de l'A.N.S.E.J (Agence Nationale Soutien Emploi des Jeunes), l'Etat lui a octroyé un fourgon grâce auquel il livre des produits cosmétiques aux magasins de la capitale «au début, je m'en sors bien mais plus maintenant puisque tout le monde a des fourgons, la compétition est atroce» confesse-t-il un brin pessimiste avant d'ajouter «j'en connais plein qui ont revendu le matériel qu'ils ont reçu et acheté des visas en Espagne et en France. Au bout d'un moment tous mes amis se sont rendus compte que c'est de l'arnaque, certains louent même les véhicules aux couples de passage». Coincés entre le spectacle des fausses fortunes et l’exutoire de l'exil, ces jeunes sont désemparés. Leurs langues se délient et leurs cœurs s'ouvrent à tous les aveux "shab chekara" (les corrompus) roulent en grosses cylindrées à carreaux fumées alors qu'ils n'ont essuyé aucune goutte de sueur de leur vie, le travail n'a plus de valeur ici, l'éducation a perdu de son prestige, c'est "leqfaza" (la débrouillardise) qui y supplée", souffle-t-il désabusé.

Le dénominateur commun de ces trois jeunes est un sentiment de lassitude et de rage. Au square Port-Said, face au front de mer, c'est la pagaille, le royaume du marché noir et des trafics en tous genres. Les cambistes arpentent sans gêne les longs couloirs sous les balcons haussmanniens, des liasses de billets à la main à quelques encablures d'une troupe de policiers «voilà la bourse officielle d'Algérie», s'exclame Farid un sourire narquois en coin «ces jeunes se posent en maîtres de lieux, proposent aux passants leurs services sans que quiconque ne bouge le petit doigt, un grand marché noir en plein cœur de la capitale». A en croire le Pr A. Mebtoul, 40% de la masse monétaire circule dans l'informel (voir Abderahmane Mebtoul, «Les véritables raisons du trafic aux frontières algériennes», Le Matin.dz, 18 août 2014). Pour rappel, cette fameuse place a été évacuée en quelques jours de ses cambistes et ses trafiquants. Il semble que confronté à ses contradictions, le gouvernement s’attelle enfin à l'instauration de licences d'importation, au renforcement du contrôle dans les banques et les douanes afin d’assainir l'économie informelle et, ainsi, amortir le déficit budgétaire de 46 milliards de dollars en 2015 et réduire les évasions fiscales, environ 37 milliards de dollars de sommes non-déclarées en circulation dans le marché informel (voir Mourad Kezzar, «Algérie : Attention, la rente pétrolière s'évapore», Courrier international, septembre 2015).

Au final, si les algériens doivent se remettre en question pour avancer, leurs élites, elles, ont la délicate mission de se mettre à questions, faire face aux peurs légitimes de la population, amorcer le renouveau démocratique et sauver la jeunesse de la noyade.

Kamal Guerroua, universitaire.

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Commentaires (3) | Réagir ?

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Atala Atlale

TSA : "Mouloud Hamrouche : « Tous les Présidents ont été choisis sauf Boumediene »

Monsieur Hamrouche parlez-nous de Houari Boumèdienne svp. Oseriez-vous faire un parallèle entre les années 70 et celles des années 2000 ?

Votre stature et le respect qui vous est dû vous permettent de parler en toute franchise et sincérité. La jeunesse d'aujourd'hui manque cruellement de repères ! Allez-y Monsieur Hamrouche !

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Guel Dring

La vie en elle-même est faite d'incertitudes. Personne ne sait de quoi sera fait demain et nous ne faisons que vivre au jour le jour avec l'illusion que tout s'enchaine. Mais quand l'heure de la mort sonne, rien ne pourra nous remplacer pour "finir" un projet. Nous sommes tous de la race humaine enchainés les uns aux autres, qui par des liens de parentés, de communautés ou de races. Le mystère de la vie est "recherché" par des "scientifiques" sur la probabilité d'une bactérie, d'une trace d'eau. Pourtant il y a eu tant de Messagers Divins qui n'étaient venus que pour avertir de la fin prochaine de ce monde de cette vie, tout en proposant toutes une liste de recommandations pour traverser cette digue, ce pont qu'est la vie avec le moins de risques et de désagréments possibles.

De ces recommandations, il y en a une de fondamentale qui stipule que la Justice est le socle de toute souveraineté. Cette justice étant ce qu'elle est en Algérie, il n'y a plus lieu de faire des analyses ou des approches de sujets quelconques. Tout est fichu à l'avance...

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