L'exil, une école de la vie (II)

Jean Amrouche avec Mohamed Benyahia, SG du GPRA, le journaliste Jean Daniel et l’écrivain Jules Roy, à Tunis en 1961.
Jean Amrouche avec Mohamed Benyahia, SG du GPRA, le journaliste Jean Daniel et l’écrivain Jules Roy, à Tunis en 1961.

A vrai dire, on ne saurait parler de l'exil sans évoquer la vie de Jean Amrouche (1906-1962).

Celui-ci en a subi plusieurs en même temps. Exils qui lui ont collé aux basques, obsédé, travaillé pour longtemps de l'intérieur. Il est d'abord l'exilé de conscience, puis d'identité, de religion, de terre et de plume, "Aujourd'hui, aujourd'hui, écrit-il dans son recueil poétique (Cendres, 1934), j'abandonne ce lieu/où j'ai cru si longtemps que mes pieds poseraient/ pour jamais/ ces sépulcres offerts au soleil dévorant/ ces femmes ravinées dont les mains sont tendues/ non vers le ciel trop pur / mais vers le pays de l'or et du travail facile/ J'appareille aujourd'hui vers une autre colline / un pays jamais vu par des regards humains / sous un arbre aux bras longs /comme un regard de mère». Amrouche a hérité de la douleur de sa «mère-batârde» un amour incommensurable pour sa mère-génitrice, une réciprocité fructueuse pour cette "Fathma Aït Mansour-Amrouche", écrivain au cœur tendre, accueillante, brave et attachante! Il a eu ensuite cette rarissime singularité d'être chrétien dans un pays foncièrement musulman, d'être aussi partagé entre la sédentarité naturelle dans sa langue maternelle le kabyle et l'errance poétique dans la langue française, ce «butin de guerre» comme dirait Kateb Yacine. Sa vie ne fut autre que «la synthèse dramatique d'un outsider» qui avait su cependant jouer dans la cour des grands, retournant à son avantage ce qui aurait pu, a priori, constituer son talon d'Achille. C'est pourquoi, il a réussi avec virtuose à passer en particulier dans ses textes de l'état du déchirement identitaire (algérien-chrétien) à une attitude de conciliation que peut sans doute résumer l'énigmatique formule : la quête «généreuse» des origines. Sans doute le paysan kabyle dont il est le modèle de par son milieu familial à Ighil Ali (Petite-Kabylie) a un rapport charnel avec sa terre.

La terre et la mère sont ses éternelles obsessions. Des obsessions épidermiques en lien direct avec le sang. Peut-être était-ce pour cela au demeurant que Mouloud Feraoun (1913-1962) aura intitulé son célèbre roman "la terre et le sang"? Ce sang pur, chaud, bouillonnant, fertile qui a irrigué au long des siècles par ses abondantes rigoles les terres numides de Massinissa, Jugurtha, Firmus, Ben Boulaïd.... Un jour, un chibani m'a informé à Lyon que ses tripes se réchauffaient vite dès que ses pieds foulaient le sol du bercail, qu'il se sentait hors d'atteinte, dans un univers parallèle qui n'est pas tout à fait celui de ceux qui l'accueillent ni non plus celui de ceux dont il vient de quitter le territoire. Dans sa tête, deux vies s'affrontent, lentement, longuement, patiemment sans pouvoir s'éviter ni se dépendre, encore moins s'entrechoquer : la vie d'ici et de là-bas. Comment peut-on décrire cette exquise joie de retrouvailles, ce lieu inconnu de l'espérance, cet entre-deux qui nous permet l'évasion, l'ivresse, et un défoulement à nul autre pareil à nos poitrines oppressées par le fardeau de l'absence? Comme si la solitude, l'abandon, l'érosion de soi, les tourments de ces années de "froid", car l'exil s'apparente à une banquise de glace, se diluent dans une alchimie nouvelle. Rien à voir avec la plate mièvrerie de l'hexagone. Ici, c'est le ressourcement auprès des siens. La délivrance. On entend partout les chuchotements des nôtres, leurs voix abasourdies, les cris de bébés, quelques rires par ici, quelques clins d’œil par-là, paires d'yeux étincelants rassemblées en ronde et scrutant chaque détail de notre physionomie, nos traits de visage, notre corps dans l'attente d'ouvrir la valise, le coffre-fort des cadeaux, point de mire des regards, boîte à surprises. Un émigré sans valise est comparable à un arbre sans branches. Sans racines! Car la valise est le propre destin de l'exilé, sinon sa carte d'identité. Les Pieds-Noirs d'Algérie n'étaient-ils pas obligés de quitter leur terre natale sous les menaces du fameux slogan "la valise ou le cercueil"? Prendre sa valise signifie que l'on s'égare quelque part, que l'on coupe le cordon ombilical qui nous rattache à notre matrice originelle, que l'on assume pour de bon notre destinée de nomade. Un homme qui s'en va est un soleil qui se couche, une vie qui se déplace, du doute, du stress, du vide avec cette touche de flottement, ce zeste d'amertume derrière le dos, ce soupçon d'aventure dans le vent. On n'a pas parfois besoin de grand-chose pour que s'ouvrent les vannes de la curiosité et que se trouve démarrée la quête, peut-être illusoire, hypothétique, peu évidente, de nous-mêmes, nos origines dispersées, nos racines enfouies «une identité-racine, écrit le martiniquais Edouard Glissant (1928-2011) ne tue pas autour d'elle, mais au contraire, étend ses racines vers d'autres», rayonne, brille. Ironie du hasard, 50 ans après l'indépendance, ces enfants du pays «la grande fratrie» comme dirait le romancier Yasmina Khadra pleurent encore à chaudes larmes cette terre qui les a vus naître. Ce pays du paradis terrestre, ses paysages oniriques, son désert magnifique, ses oasis paradisiaques, ses foggaras prodigues, ses gens simples, ses amours naïves, ses plaines fécondes, son eau douce, ses dialectes exotiques...sa baraka! L'Algérie est belle et rebelle. Une femme au corps de déesse, à la poitrine généreuse : la Mitidja, la Soummam, l'Atlas, les Bibans...etc., dont la rage de vie, les excès de nerfs, les extravagances et les emportements fougueux coupent le souffle. Elle habite les contes de mille et une ivresses. Elle envoûte et ne peut qu'arracher une larme à ses enfants, ses amants, ses amoureux. La larme de nostalgie. En exil, les hommes ne sont qu'absence, une existence transparente, sans poids, sans goût, sans horizons intérieurs, hélas! Une fois, assis dans un café d'une ville hexagonale, en train de prendre un verre avec quelques copains, j'ai été surpris par le regard d'une vieille d'allure européenne -- au fait j'ai su par la suite qu'elle est pied-noir-- qui insistait sur moi. J'ai beau tenter de me détourner, la dame continue de me fixer comme pour vouloir se confier, me dire quelque chose, me livrer un secret inavouable, puis, me sourit incessamment. Un sourire plein de demi-teintes et de pans d'ombre avant de s'approcher enfin près de moi, glissant dans mon oreille à trois reprises «one two three vive à l'Algérie!». Un chant qui remonte à très longtemps, aux ères révolutionnaires de «We want to free Algérie!» que les supporters algériens avaient entonné la veille lors de la rencontre du Mondial de 2010 entre l'Algérie et l’Angleterre qui s'est soldée par un nul, donc, l'élimination quasi certaine des Fennecs avant le match contre les États-Unis. Après un bref silence, elle s'est accroupie à mes genoux en me soufflant, dynamique, un brin joyeuse, «tu es algérien non?», «oui, bien évidemment, mais comment vous l'avez deviné?», «c'est simple, sourit-elle, je l'ai lu dans tes yeux, après tout, tu peux me tutoyer, je suis ta sœur». Ah! Qu'ils sont curieux ces yeux qui remplacent en une minute une carte d'identité! Quelques secondes après, son mari la suit, et me dit alors sur un ton compatissant ; terriblement nostalgique «personne ne peut guérir de la magie de l'Oranie, du charme de ses filles, des rivages au sable fin de Mostaganem, des siestes caniculaires de Relizane, des vignes et du vin du Mascara..». Sur ces entrefaites, non seulement cela m'a ému mais m'a mis aussi des journées entières sur la piste d'une réflexion ambiguë et subtile sur cet impossible oubli. J'en avais retiré personnellement, je dois le dire en ce papier, un certain sentiment de fierté quant à l'évocation panégyrique de la beauté de mon pays. Sentiment mêlé d'une pathétique compulsion hélas, quelque chose qui ressemble à une atroce auto-culpabilisation parce que je suis comme la plupart des jeunes de ma génération, victime des ravages de l'école fondamentale. Autrement dit, à côté de la plaque des questions de la mémoire, de l'histoire et de l'héritage de la diversité que nous ont légués les anciens. Quel dommage! Racontant en mots crus sa souffrance après sa fuite de la Grèce des colonels en 1974, la chanteuse Angélique Ionatos est justement comme remontée, prise dans le courant de cette lutte acharnée au quotidien contre l'oubli de ses racines en hexagone, sa terre d'exil «je n'ai pas choisi l'exil, écritelle, je l'ai subi et j'en ai souffert. Pour m'intégrer, donc, pour survivre sur la terre «d'accueil», il m'a fallu pour quelque temps renoncer à mon identité. Et pour commencer, il fallait apprendre la langue étrangère, sinon on n'existe pas». Est-il possible en fin de compte de s'intégrer dans une société d'accueil pour s'y désintégrer, s'y oublier, s'y effacer, bref mourir à petit feu? Atroce dilemme suspendu comme une épée de Damoclès sur la tête et la conscience de chaque immigré, chaque exilé...chaque réfugié, etc. La poésie y est sans doute le seul remède. Elle allège les morsures de l'exil, rend celui-ci moins lassant, plus attirant, chantant, mélodique! La poésie est une lumière qui baigne, douce, apaisante, sans fausses notes dans la lourdeur des désespoirs muets, des blessures secrètes, des douleurs silencieuses. Lorca ne s'était-il pas glissé dans la peau d'un poète à NewYork, ville où il a vécu entre 1929-1930, alors étudiant à l'université de Columbia afin d'apaiser cette brûlure-là? New-York l'a obnubilé au point du désespoir. Au point où en seulement 7 mois de séjour, il a ficelé 33 magnifiques poèmes! Un lieu cauchemardesque où nichent des sentiments croisés de folle joie et d'orpheline solitude, d'opulence et de pauvreté, d'égalité et du racisme. Une ville insomniaque, hystérique, fantastique. On dirait un vampire aux ailes déployées à la recherche de sa proie. Proie d'un poète aussi fragile que sensible. Roseau écoutant les échos du monde, ses bruits, et ses cris profonds. Pierre poncée et polie par le jusant de la mer sur les grèves. New-York a transfiguré la sensibilité de Lorca à telle enseigne qu'il se soit accouplé avec sa démence et initié aux remous de ses bas-fonds. Milieu prospère au sein duquel pourtant la condition des noirs du Harlem City des années 1920-1930 était des plus déplorables! Mais en barde de l'amour bavard, de la tendresse coquette et de la virilité tranquille, Lorca n'avait jamais ménagé l'effort de courir derrière cette silhouette volatile...mobile de l'exilé, du transhumant, de l'opprimé, de l'apatride.

Qu'il est triste de voir quiconque en venir-là ! Car un homme sans pays est un corps sans cœur, sans esprit...sans asile ! Qu'il est à plaindre ce gitan qu'il avait porté au bout de sa plume, homme de voyage, gitan de son Andalousie natale, berceau de métissage, de diversité et de culture, jeté en pâture aux aléas du temps, au délire des frontières ! L'exil n'est-il pas en fin de compte faiseur de paradoxes? Et le poète n'est-il pas souvent cet être désabusé et déçu de la vie qui est, pourtant, à l'intérieur de lui-même, une fabrique d'espoir, une machine de volonté, et une cendre incandescente dans une cheminée éteinte ? "España en el corazón" (Espagne au cœur) écrit Pablo Neruda (1904-1973) pour décrire ce sentiment dur, impitoyable, contradictoire, nostalgique, terrible qui le remettait dans le giron de l'Espagne-nourrice - la lointaine puissance colonisatrice - alors républicaine et résistante face aux phalanges du caudillo Franco! Dans son «Canto General», une encyclopédie détaillée d'une Amérique latine exilée d'elle-même, hors du cercle du rêve d'amitié et de fraternité, morcelée, écartelée par les conquêtes impérialistes de l'oncle Sam, il crie sa rage, son exil d'une réalité amère. C'est en escaladant le mont de Machu Picchu au Pérou que Neruda s'était investi cette mission de «chanter sous les ailes clandestines de sa patrie» pour reprendre sa propre expression. Sa patrie, c'est sa langue, sa culture, ses traditions, ses plaines, ses canyons, ses fleuves, tous ces pays de l'Amérique du Sud unis dans la fraternité qui l'appellent à une prise de conscience collective de son identité latine.

Ironie du sort, quelques jours seulement après que le socialiste Salvador Allende ait été déposé le 11 septembre 1973 dans le palais de la Moneda par les milices du généralissime Pinochet, Pablo Neruda lui-même a rendu l'âme, laissant la porte grande ouverte à l'exil de centaines d'intellectuels, médecins, hommes de lettres chiliens partout dans le monde etc., et à l'esquisse de la plus sanglante période du Chili moderne. Et le rêve du poète enterré, hélas ! Enfin l'exil n'est pas un mot léger à porter. Au contraire, c'est un sentiment lourd qui forme à l'école de la vie...décidément...

Kamal Guerroua

Lire aussi : L'exil, une école de la vie (I)

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Commentaires (1) | Réagir ?

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elvez Elbaz

Bensaid daniel, ce berbere hebraique de la mitidja amazigh, et pas pied noir du tout (les algériens de confession hebraique ne sont pas pied-noirs) a failli à la mémoire de son "ami" LE GRAND JEAN AMROUCHE.

Compléxé de son "autochtoneité d'amazigh hebraique, s affublant du terme "usurpé" de pied-noir, comme l ont fait et le font, reniant leur origine algeroalgerienne, les ghrenassai (enrico), stora, benguigui, les aflelou, les benHANINe roger...) il s'accrocha aux "baskets de "camus" le vrai pied noir (quoi que la rumeur populaire, à l'époque du côté de chez les sentes de birkadem, fermiers dont est issu sa maman, on chuchotte une paternité kabyle (beaucoup d ouvriers kabyles travaillaient dans les fermes dites coloniales)

Daniel bensaid n'a jamais rendu l hommage qu il fallait à l'immense kabyle algérien de confession chrétienne JEAN AMROUCHE, comme le sont des centaines de milliers d algériens (la discrétion des adeptes d autres cultes est un instinct de sur, hélas, vie dans une société inquisitrice araboislamique , de plus en plus)