L’enseignement de la darja : à la quête d’un sujet annihilé

Les forces islamo-conservatrices combattent tout débat sur un système éducatif moderne.
Les forces islamo-conservatrices combattent tout débat sur un système éducatif moderne.

"La philosophie en tant que théorie rend libre non seulement le chercheur, elle rend libre tout être cultivé dont la culture est philosophique" Edmund Husserl, "La crise des sciences européennes", p.14

Animés par le désir d’historicité, les penseurs officiels semblent vouloir repassionner l’espace collectif, en se rabattant sur des questions que ne cessent d’exploiter les médias pour huiler les machines (l’audimat et autres privilèges) et maintenir l’émotion collective sous contrôle (nous pouvons penser au travail réalisé par Bernard Stiegler).

Le ministère de l’Education nationale vient de prendre la décision d’introduire la langue arabe populaire dans le parcours scolaire. Telle que traitée par les organes garants de la médiation collective, cette décision révèle les terribles appréhensions nourries par les Algériens concernant leur affiliation civilisationnelle. L’appartenance à un bloc unifiant, recevant des appellations fort diverses, est une question que les divers courants identitaristes ne se sont pas interdit d’exploiter. "Toutes les tendances politiques nourrissent sur l’identité des discours conflictuels et contradictoires qui se veulent des discours de "justification" et de légitimation", écrivait l’éminent linguiste algérien Foudil Cheriguen. Les appellations utilisées attestent beaucoup plus de la négation de la dimension idéologique de la problématique que du désir de la fabrication anhistorique d’un Sujet. Comme si un positionnement idéologique était un crime. Quand les uns parlent de société, les autres ne s’interdisent pas de parler de nation, alors que d’autres, se tenant dans des espaces idéologiquement aseptisés, parlent de classes sociales. Les confusions conceptuelles ne signifient pas la fausseté des pensées souterraines. Lisons la définition donnée à ce qui est appelée une nation. "La nation est une certaine manière de regrouper les hommes en société, apparue en Europe aux XIVe et XVe siècles, développée du XVIe au XVIIIe siècle et épanouie aux XIXe et XXe siècles. Au XXe siècle, le monde entier cherche à imiter cette organisation. Le regroupement opéré par la nation se fonde sur des passions, des intérêts et des représentations communes, qui imprègnent les nationaux de la conviction d’avoir un destin commun différent de celui des autres nations."

Il est évident que le nationalisme algérien voulait réfuter les thèses colonialistes, qui consistaient à décrire les colonisés comme une altérité collective d’essence barbare. Mais, le problème auquel tout Algérien est confronté, du moins actuellement et après avoir vécu de lourds traumatismes, c’est l’impératif d’inscrire soi dans un bloc spirituel qui garantirait l’écart subjectif. Cela devrait être une préoccupation majeure des systèmes scolaires ; mais dans la solution proposée, les penseurs officiels oublient pour leurs schémas la nature des terrains qu’ils explorent, accidentés et résistants à tout regard scientifique. Si la matière grise du département vise à recoller les morceaux d’un sujet déchiqueté, l’opération menée ne pourra dépasser le stade du rêve romantique, perçu par les forces de la régression comme un surréalisme totalitaire, alors que chacun sait que la pensée naît d’une solitude facilement assimilable à la folie, laquelle signifie non seulement la ruine, mais surtout l’anéantissement froid du Sujet. Si une psyché nationale était imaginée, elle ne résisterait pas à la jonction des forces droitières et des pourvoyeurs agacés de l’espoir historicisé.

La réduction de la problématique citoyenne à une question de langue ne fera qu’aiguiser les appétits des forces de la régression. Prétendre que l’enseignement de la langue populaire permettrait de consolider les rapports de l’enfant à la famille et aux structures sociales relève de l’utopie conjuguée à la sainteté. La sainteté nous a beaucoup appris. Les moyens de passage à la citoyenneté demandent à être pensés à l’aune de ce que le terrain présente comme entraves (cela de point de vue matérialiste), et de ce que peut céder la pensée (de point de vue épistémologique). Or, dans la solution apportée nous avons vu les forces bourgeoises et les appareils répressifs se liguer contre l’élan subjectif que le Sujet recherché voulait enclencher. Un élan qui permettrait d’imaginer un espace à soi, un espace inviolable. L’intention subjective était, pour les autoritaires, un péché capital.

En fait, il s’agit d’une rencontre dans laquelle les voix opprimées sont maintenues dans un statut d’objet qui ne subit la dissection que pour confirmer les hypothèses fondées par les passions. Le carnaval est une constance dans les pratiques publiques, aussi bien pour les officiels que pour l’opposition. Aucune cellule politique ne s’inflige le devoir d’organiser des réunions publiques avec les citoyens, en vue de débattre des diverses questions qui se posent. Tous les partis acceptent les schémas d’action fournis par l’idéologie officielle.

L’enseignement des langues a réussi à fabriquer une caste dite de spécialistes, laquelle caste fait abstraction totale des creux qui portent des sens relatifs à la matière éligible à l’examen scientifique. Les sociolinguistiques n’ont pas hésité à s’arrimer à l’idéologie officielle, qui tient les classes défavorisées pour un foyer de projection des fantasmes fabriqués dans les errances intellectuelles issues de la confiscation (moralisée) de la voix du peuple. Pour certains corps savants, le peuple est le plus bas des échelons conceptuels qui président à la fondation d’espaces et de postures épistémologiques. Certains chercheurs ne trouvent aucune gêne pour relayer l’hégémonie de la morale dans l’appréhension des faits relevant de la science. Ces chercheurs agissent à coup d’adjectifs et d’adverbes, balayant ainsi tout le capital scientifique accumulé par les communautés pensantes. N’a-t-on pas entendu des hommes publics accabler le peuple ? Cela dénote des amitiés que la pensée (chez certains verbalisateurs des sensations autorisées) noue avec le sens commun. Penser l’entité nationale passerait par un large débat, où toutes les tendances inscrites dans la société humaine auront droit au chapitre. A ce jour, les Algériens ne sont jamais regardés les yeux dans les yeux pour déterminer le devenir commun, lequel devenir leur permettrait de se mettre d’accord sur les fondements de l’entité de référence (qui n’est pas forcément la Nation, ni la Société, ni encore la République). Ni ce que les extrémistes de l’idéologie ambiante appellent les constantes nationales, réduites qu’elles sont par des critères dont la légitimité est garantie plutôt par les autoritarismes que par le consensus.

Un projet scolaire n’a pas à être adopté si les clivages nés autour de l’idée de la légitimité d’appartenance à l’entité de référence n’étaient pas rasés. Cette appartenance devrait se justifier par des motifs ontologiques. Terrible ! Cela est pire que l’Existence, laquelle nous dit que le parcours que nous devons faire est un enfer adouci par la douleur générée par l’Histoire. Si l’école doit être une préoccupation de tous les personnages publics, cela ne veut pas dire que la psyché collective (concept qui revient dans les travaux de Durkheim) peut se passer de la fondation historique de la Nation. Le passage politique est inévitable, contrairement à ce que veulent nous dire les divers intervenants dans la polémique relative à l’enseignement de l’arabe populaire. Il se voit, dans tous les coins de l’Algérianité, que les forces de la régression agissent partout et au nom de tout.

La reddition des forces résistantes

Disons-le sans complexe, elles n’ont aucun scrupule : tout est bon pour la conquête historique des espaces autonomes occupés par la Réflexion. Ces forces sont, avec la reddition des forces résistantes, dans la mise au pas de la réflexion. La fin de la réflexion a été signée par les élites bourgeoises (contraintes à marchander leurs savoirs) et par les consciences organiques (lassées d’attendre le fond populaire venir adhérer à un projet accroché à la défense du soi collectif dans l’arène des luttes civilisationnelles). Il ne faut pas oublier que l’impérialisme s’exerce au nom de toutes les morales, inversement à ce que nous disent les acteurs politiques doublement cloîtrés, physiquement dans les salons d’Alger, et idéologiquement dans les mystifications esthétisantes de la présence historique. Le narcissisme de certains dirigeants politiques altère sérieusement leur doctrine et atteste de la vision qu’ils ont du peuple, lequel ne cesse d’être caricaturé, imagé, fantasmé, voire moqué. Le populisme est antipopulaire. Beaucoup de dirigeants n’aiment voir en le peuple que leurs fantasmes, lui interdisent la réflexion autonome et le prennent pour un objet qui s’exécute aux grilles qu’ils ont établies.

Le débat est réduit à la personne de Mme la Ministre, comme si l’idée devait s’incarner dans une personne. Le clivage tracé par les officines du pouvoir politique transparaît. Mais pour défendre un agent officiel, l’on devrait s’acquitter du devoir de ne pas perdre de vue les oubliés des passions hégémoniques. Les passions de la stratification intra-collective sont sécrétées par les forces conservatistes converties à la morale ontologisée. Il s’est institué une tradition selon laquelle le chef doit être protégé des critiques. C’est terrible comme perception de la chose : la critique protège du jugement, lequel mène à la morale, voie directe vers l’insulte. Je ne me permettrai pas de défendre une personne qui a retrouvé sa part au sein de l’Histoire, en choisissant le camp des oppresseurs. Les officiels sont bien entourés matériellement. Prétendre qu’ils méritent une couverture compassionnelle, dont on ne voit qu’un décalage perverti des normatifs sentimentaux, ne fera que légitimer les topos conventionnels (contraires aux prétentions scientifiques) qui revoient à la passion collective. En termes plus communs, l’on peut parler de l’alchimie des émotions : ajouter de la compassion au confort garanti par les corporations en charge de protéger l’officiel ne fera qu’enfoncer les classes précaires dans la haine de soi et dans la dévalorisation permanente de la posture onto-praxique.

Pour couper court, il faut dire que les officiels se savent : ils gagnent, ils se protègent, ils horrifient l’Histoire. La haine affichée à l’égard de la Ministre relève de la psychopathologie, nihiliste, qui veut saboter l’intérêt collectif du futur. Pour les gardiens du temple, l’enfant doit être le soldat qui continuerait l’œuvre d’autodestruction amorcée par les égarés de la spiritualité. Quant au progrès, l’enfant aurait tout intérêt de canaliser une pensée que la Raison pourrait, croient les "éclairés", pervertir.

Pour conclure, nous pourrions dire que la pensée de l’Algérianité devrait être amorcée conjointement par les forces installées dans les embarras de l’Action historique et par les forces déconsidérées par les postures existentielles conventionnelles. Cela se ferait lorsque la mort sera pensée non comme un moyen d’échapper à l’Existence, mais comme Instant hégémonique et déterminant la fonction courante de l’Etre inscrit dans le présent. Maurice Blanchot ne dit-il pas : "L’Instant de ma mort est toujours en instance"?

Madi Abane

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Commentaires (1) | Réagir ?

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Atala Atlale

Sincèrement croyez que ces questions sont réellement urgentes par rapport au présent de la nation ? Ne croyez vous pas que la mère des priorités est l'application de l'article 88. Soyons sérieux prenez conscience de se qui se passe aujourd'hui, des prédateurs sont en train de vider les caisses de l'état pour quitter le bateau le moment venu et vous votre seule occupation c'est la langue. Je crois qu' en terme de diversion ils sont champions ceux qui vous occupent à cela. Il n'est pas nécessaire de sortir de St Cyr pour comprendre que le pays va vers un catastrophe sanglante. Que croyez vous qu'il va arriver une fois que le prix du pétrole aura atteint les 30 voire les 20 dollars ? Aucune alternative n'a été prévue ! Notre dépendance est totale, nous sommes devenus tellement fragiles qu'un simple brise pourrait provoquer le pire. M. Mebtoul A. pourra certainement nous présenter une simulation très proche de la réalité ! Les conséquence sur la société, le pays, la nation, la souveraineté seront terribles...