Lounis Aït Menguellet au Zénith à Paris : fête et cogitation pour Yennayer

Lounis Aït Menguellet se produira au Zénith dimanche.
Lounis Aït Menguellet se produira au Zénith dimanche.

Alors qu’une léthargie culturelle, politique, philosophique menace fortement de se muer en chape de plomb définitive sur nous, sur la société, Lounis Aït Menguellet est résolu à nous secouer de façon répétitive, à agiter avec une force discrète le cocotier. Chef-d’œuvre après chef-d’œuvre, il distribue ses cadeaux comme un père noël en vadrouille. Le 11 de ce mois de janvier 2015 au seuil de son 65ème anniversaire et à la veille de yennayer, des milliers de fans vont converger vers le Zénith à Paris pour voir et écouter le mentor aux mélodies et au verbe hors normes.

A coup sûr, il reviendra sur sa poésie "classique" qui enfonce le clou pour y déloger un sens enseveli. A coup sûr, il enchantera les spectateurs de son paysage verbal d’où surgissent des bonheurs d’expressions par le biais desquelles nous découvrons chaque fois sa voix, sa voie et sa vérité d’homme libre.

A coup sûr également, il reprendra ses thèmes de jeunesse toujours discrètement présents au centre d’un répertoire où l’effusion se fige à couper le souffle et où la vie sentimentale n’existe que sous la forme d’un frisson continu, d’une ivresse sans fin, d’un amour candide.

Et Lounis ne s’arrêtera sûrement pas là. Du haut des cieux, il clamera, à sa façon, les tourments des hommes qui s’égrènent d’âge en âge et qui submergent les consciences. Il déroulera une partie de ses "isefra" (poèmes) de son dernier album, que dis-je, de sa dernière œuvre dont la démarche philosophique nous interpelle avec audace en ces temps où la pensée totale (politique, religieuse ou consumériste) est terriblement expansionniste.

Las des pesanteurs de la société dont les archaïsmes sont têtus, il convoque Pierre Bourdieu dans un hymne à la domination masculine : "tamettut", la femme. Averti comme il l’est et sceptique quand il faut, Aït Menguellet ne nous demande même pas de concevoir l’égalité des sexes, le respect du genre dans l’absolu. Sa démarche aurait été vaine, incomprise. Non, il se contente alors de nous inviter à faire déjà l’effort de considérer la femme comme une mère, une sœur, une épouse… autrement dit lui attribuer un statut respectueux mais toujours indexé à celui de l’homme! Cette vision androcentrique pour reprendre le concept de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu assure dans la société une fonction de reproduction de la domination.

Lounis explore des sentiers chaque fois sinueux. Il fuit la facilité, la ligne droite qu’il considère comme figure monotone, endormante et psalmodique. Il privilégie les courbes comme celles que dessinent les chemins escarpés qui mènent chez lui, à Ighil bb-wammas, là-haut près des dieux. Il aime les ondulations comme dans "izurar f idurar", ces chapelets de perles que lui offrent ses montagnes aux milles feux étincelants à la manière d’un ciel d’été renversé. Des courbes pour exprimer des clôtures intimes, pour sortir du linéaire et dessiner les contours, les débordements de frontières, les volutes.

C’est de la sorte, par ondulations successives que le poète parvient à parler aux âmes et à entendre toute l’angoisse qui tenaille le cœur des hommes : "ddin amcum" : dette funeste ! Celle-là même que les générations se transmettent comme un fardeau qui les courbe, qui les plie jusqu’à mordre la poussière. La dette est multiforme et la polysémie qui habite ce mot, en kabyle, en arabe comme en français, ne fait qu’amplifier le poids de la culpabilité en en multipliant les facettes. Une dette qui intime à l’Homme l’ordre de la soumission et dont le délestage est incertain. La charge n’est pas que pécuniaire, celle qu’exige le banquier et l’usurier ou symbolique, celle qu’exige le don et le contre don (M. Mauss et Pierre Bourdieu) mais c’est une charge théiste qui étreint corps et âme jusqu’à la servitude dont parle Spinoza, "ttlaba f yiri-s" : la dette au front, siège d’une humiliation permanente qui, à peine effacée, resurgit de plus belle. Cette dette là, avertit le poète, les hommes ou plutôt beaucoup d’hommes n‘ont jamais fini de la rembourser. Ils la croient tellement énorme qu’elle est impossible à acquitter. Et cela non pas parce que cette dette est effectivement dans la démesure mais parce que tout se passe comme si une relation dominant/dominé liait un donateur invisible, ténébreux et cruellement omnipotent à un impétrant fragile indéfiniment reconnaissant et sûr du bon devoir de sa soumission. Sa foi est si grande que l’homme ainsi conditionné est convaincu qu’il lui reste encore et encore des fautes à expier, des obligations à ritualiser, des génuflexions à exécuter. Il faut avoir été fortement modelé, et beaucoup le sont, pour que soit à ce point éteint l’esprit critique. Le pire c’est que ce pénitent devient parfois, aujourd’hui souvent, bourreau ! Il en va ainsi comme dans le fameux triangle de Karpmann : la victime "pure et innocente" va chercher à sauver les âmes "impures" convaincue qu’elles sont hors du droit chemin. De sauveur il devient vite bourreau en leur imposant par tout moyen sa vision du monde et la boucle infernale est bouclée parsemée d’atrocités sans nom ! Alors notre poète se dresse, se révolte et en appelle à la raison pour détricoter la toile d’araignée qui enserre le genre humain et brouille son inconscient individuel et collectif. Et si le poète a toujours raison, à chacun d’entre nous, aux intellectuels et aux libres penseurs de saisir la perche et de rappeler, qu’en écho, un certain Léo Ferré, l’autre poète, disparu celui-là, parlait aussi d’un seul jet pour nous défaire de la dette, de la sujétion : face à «cette parole d’Evangile, qui fait plier les imbéciles…[je] vous souhaite ni dieu ni maître», chante-t-il avec la fougue du libertaire.

Le 11 janvier à Paris le temps sera gris, mais au concert d’Aït Menguellet point d’idée éclairante, point de pensée lumineuse qui ne puissent s’incarner en une strophe. Le rythme revient à Djaffar, le fils à qui incombe la tâche de donner tout son pouvoir de résonance et de vertige à la profondeur du verbe de Lounis, le père. Merci et à coup sûr un hommage appuyé vous sera rendu en vous acquittant d’une dette doucereuse celle-là : satisfaire le public.

Hacène Hirèche

Universitaire et consultant, Paris

Lounis Aït Menguellet au Zénith de Paris - La Villette. 211 avenue Jean-Jaurès, Parc de la Villette 75019, Paris.

Plus d'articles de : Algérie-France

Commentaires (4) | Réagir ?