Décoloniser l'histoire et... la sociologie !

Jacque Berque.
Jacque Berque.

Contacté en avril 1980 pour signer la pétition lancée par le Comité de Défense des Droits Culturels en Algérie (CDDCA) (1), demandant la libération des prisonniers de Berrouaghia, Jacques Berque, islamologue et professeur au Collège de France (2) avait refusé. Hend Sadi qui l'avait contacté, au nom du CDDCA, avait rapporté ses propos, tenus dans son bureau au Collège de France : "Aujourd'hui je suis reçu comme un prince dans tous les pays arabes, si je signe une telle pétition c'est fini pour moi."

La réponse de Jacques Berque nous avait choqués ce jour-là.

Pour les besoins d'une étude sur les cités anciennes (Fès, Kairouan, Tlemcen, ...), j'ai été amené à consulter l'ouvrage de Jacques Berque, "Maghreb Histoire et Société"», édité par la SNED en Algérie en 1974. Mon étonnement de 1980 s'est alors dissipé dès les premiers chapitres de cet ouvrage, contenant 8 études sociologiques et une étude prospective, "Le Maghreb d'hier à demain".

Dans cet ouvrage, on y trouve des positions, des certitudes et des projections sans rapport avec l'attitude normale de tout chercheur en sciences sociales, ou en sciences exactes d'ailleurs, faite de prudence et de relative distance par rapport aux hypothèses établies.

Ci-dessous quelques extraits reflétant les assertions de Jacques Berque. Il commence par disqualifier la continuité historique de l'Afrique du Nord, depuis des millénaires, en envoyant les berbères dans le fin fond des âges du "Maghreb archaïque" :

Le fond archaïque "berbère" !

"Certaines tribus du Haut Atlas, fidèlement révélatrices du fond berbère" (p.9). "Un vieux fond africain, ou "berbère", variablement tenace selon les régions..." (P. 89) "Les entrailles archaïques du vieux Maghreb" (P. 181) (A noter que le mot berbère est souvent mis entre guillemets. Pourquoi ? Il ne le précise pas)

Dans la foulée, il disqualifie aussi l'organisation républicaine des assemblées de villages (tajmaât) : "… de façon générale, la démocratie spontanée, encore qu'oligarchique et passéiste, qui présidait à la vie des djemaâs, "communautés locales" est-elle récupérable dans un système moderne, ou s'effondre-t-elle devant de nouveaux systèmes de solidarité ?". (P. 208)

Il n'y a pas de langue berbère !

J. Berque s'érige en expert de la linguistique : "Il n'y a pas de dialectes berbères, mais seulement des parlers, et plus encore des "mots en liberté" don les variantes, sensibles de canton à canton, ne se recouvrent pas d'un mot à l'autre". (P 20) Par ailleurs, on retrouve dans l'ouvrage plusieurs traductions approximatives de mots berbères qui montrent qu'il n'avait aucune compétence en langue berbère. Et plus encore, il affirme qu'il y aurait une langue majeure (et par conséquent, une ou plusieurs langues mineures qu'il ne nomme pas) :

"Ces hommes (les hilaliens) venus de l'Est qui ont donné à l'Afrique du Nord sa religion, sa langue majeure, et ses apparentements dans le Monde" (P. 7). Et plus loin : "Ce qui est sûr, c'est que la forme tribale, liée dans une certaine mesure à l'expansion des Hilaliens, s'est encore répandue du fait du système gouvernemental à l'arabe". (P. 55)

Théoricien de la bédouinisation hilalienne et définitive de la société maghrébine. Jacque Berque attribue alors un certificat de "bédouinisation" définitive pour l'Afrique du Nord :

"Depuis la vallée du Nil, les nomades se sont répandus d'Est en Ouest. Arrivés vers le milieu du XIe siècle en Ifriqia (Tunisie), Ibn Khaldoun les trouve déjà établis sur le littoral atlantique […] Grande reste l'importance d'un Bédouinisme étendue à toute l'ampleur du sud-Méditerranée [...] Si l'on osait faire appel à une terminologie trop actuelle pour s'appliquer sans anachronisme à cette fin du Moyen Age islamo-méditerranéen, on dirait qu'il fait prévaloir, pour une large part, la configuration sur l'évolution, et le structural sur l'historique. Il modifie, en tout cas, définitivement, la physionomie du Maghreb". (P. 55)

A partir de là, Jacques Berque décompose l'Afrique du Nord (il utilise systématiquement le mot Maghreb), en deux entités ; la cité islamique et le monde rural bédouinisé (hilalien, arabe), donnant, selon lui, la synthèse arabo-islamique.

"La structure qui balançait, dans le vieux Maghreb, la cité culturante et la campagne naturante [...] Cependant elle réagit sur les bases les plus anciennes, au point de les menacer de destruction"." (P. 224) Ici, il ne précise pas qui menace de destruction cette "structure". Est-ce le vieux fond "berbère" archaïque qui remonterait des entrailles de l'histoire ?

Les Oulémas en 1930

Jacque Berque nous fournit quelques éclaircissements intéressants sur la genèse et les acteurs du mouvement des Oulémas dans les années 1930 en Algérie :

"Dans ce combat politique, plus encore que spirituel ressortent, du côté algérien, trois personnalités : le cheikh Tayeb El Oqbi, né en 1888 à Biskra, a vécu en Orient, journaliste au Hédjaz, du dernier Hachémite ; les Séoudiens l'expulsent et le rendent au Maghreb. Assez curieusement, puisque l'exilé devait ensuite passer pour un propagateur du wahhabisme ! Le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, de Constantine, sort de la Zitouna… en plus de ses dons littéraires est aussi un penseur religieux […] Troisième personnalité émergente : Tawfiq el-Madani, d'origine algérienne, né à Tunis, militait déjà dans les organes du Vieux-Destour" (P. 183)

Et à propos de leur action :

"Le réformisme musulman de cette époque est surtout connu pour son opposition aux thèses assimilationnistes du «jeune algérien», et pour son action efficace en matière d'enseignement libre (en langue arabe) […] En Algérie comme à Fès ou Tunis, il s'en prend à des pratiques enracinées au coeur de la tradition familiale […] Là où le réformisme quitte le plan d'une inquisition familière, et parfois pittoresque, pour aborder des problèmes plus rudes, c'est dans son anti-maraboutisme […] le réformisme fait jouer, dans un symbole caractéristique […] les prestiges de la langue arabe classique et l'appel de la pureté". (P. 184)

Défenseur de la langue arabe et de la francophonie

Pour la période post-indépendance, J. Berque devient militant de la langue arabe et de la francophonie. Ce qu'il dit à propos des écrivains nord-africains : "La plupart de ces œuvres utilisent encore la langue française, ce qui n'est pas sans soulever la controverse. Si l'émancipation est retrouvailles de l'authentique, à quel niveau faudra-t-il restaurer le verbe arabe, sous l'alluvion et l'inspiration du français ?". (P. 221)

Il enfonce le clou :

"L'indépendance a d'ailleurs assaini le problème […] la place croissante que conquiert, dans les pédagogies modernes, un bilinguisme qui ne serait pas subi, mais maîtrisé, en fonction des besoins de la personne […] on peut dire, à cet égard, que l'avenir de la francophonie en ces pays passe par leur réarabisation". (P. 221)

Il encense alors les écrivains de l'époque qui étaient sur sa ligne :

"Quantités de thèses et de mémoires annoncent la prise en mains par les jeunes maghrébins de leurs sciences sociales et humaines… les brillantes synthèses historiques de Mustapha Lacheraf et d'Abdallah Laroui, les fines explorations sociologiques d'Abdelwahab Bouhdiba…." (P. 223)

Il s'agit bien de Mostefa Lacheraf (4), l'homme qui se revendique de la "noblesse d'épée", el Djouad, soldats de Oqba Ibn Nafaâ. Avec Abdellah Laroui (5), ils sont les modèles de falsificateurs de l'histoire de l'Afrique du Nord. Dans des styles différents, ils cherchent, avec d'autres, à résoudre une équation a priori insoluble : garder le statut du conquérant hilalien sans perdre en même temps la légitimité du sol de l'autochtone Amazigh !

En toute chose, il est bien connu qu'on ne peut être en même temps dehors et dedans. Alors, ils triturent les faits historiques et les concepts pour "noyer le poisson". Lorsqu'on cherche ainsi à compliquer au lieu d'expliquer simplement les choses, c'est qu'on cherche à dissimuler. Et c'est suspect.

Un brin d'objectivité

Dans l'étude "Droit des terres et intégration rurale" (pp. 85-117), J. Berque retrouve une certaine objectivité et un esprit critique qui contrastent avec son alignement arabo-islamique. Sa théorie de "la bédouinité définitive" est alors battue en brèche par les faits. Il s'étonne par conséquent de retrouver le Maghreb berbère permanent, sans guillemets, égal à lui-même, sous le vernis de la cité islamique et du pseudo-bédouinisme arabe, indistinctement en zones berbérophones et en zones arabophones.

Aussi, à propos de l'organisation écologique de l'espace par les villages et tribus d'Afrique du Nord, et du concept de "région naturelle", il dit : "Que dire si ce n'est là la survivance d'un droit originel, d'un droit lié au sol et qui a traversé imperturbablement toutes les invasions et toutes les réglementations qu'a connues ce pays depuis des millénaires […] c'est à des faits de ce genre qu'il faut sans doute ramener le concept de “région naturelle“ au Maghreb". (P. 99)

A propos de l'intégration maghrébine

"N'en donnons qu'une preuve, mais ample : des deux forces qui ont joué le plus massivement, et qui aujourd'hui s'entredéchirent sur cette vieille terre, aucune n'est venue à bout du Maghreb : ni l'arabisme, ni l'européanisme".

Il finit même par une position de neutralité en rupture avec ses précédentes certitudes : "La modernité devient maghrébine. Elle s'est donc subrogée au colonisateur, sans supprimer le débat […] à charge pour elle de répondre à des exigences accrues des populations, et de résoudre le difficile problème d'innover dans l'authentique et de l'organisation dans la liberté". (P. 117)

Commentaire :

A partir de ce que nous avons appris ci-dessus, le motif avancé alors par Jacques Berque pour ne pas signer la pétition de soutien aux prisonniers du Printemps Berbère en avril 1980 ne nous semble pas recevable.

En tant que professeur au Collège de France, institution prestigieuse, en fin de carrière, il n'était, à notre avis, l'otage ni l'obligé de personne, ni d'aucune capitale arabe.

L'hypothèse la plus plausible, c'est qu'il a été surpris, comme beaucoup d'autres, par l'émergence sur la scène nord-africaine d'un aussi important mouvement populaire de revendication berbère, non violent et porteur de modernité. Ce mouvement remettait alors en cause toute sa construction théorique de la bédouinisation définitive du Maghreb et donc la disparition des berbères en tant que peuple et culture. Les images des enfants, des jeunes hommes et jeunes filles, bravant pacifiquement les forces de répression de l’État algérien, pour défendre la langue et la culture amazigh et les libertés démocratiques, dans les rues de Kabylie et d'ailleurs, avaient probablement affecté l'islamologue.

Ainsi, les préconisations de l'ouvrage de Mohamed-Chérif Sahli, "Décoloniser l'histoire" (6), sont plus que jamais d'actualité aujourd'hui pour l'Afrique du Nord, afin de démonter les mécanismes pernicieux de domination et de dévalorisation de notre patrimoine historique et culturel commun, par l'Occident européocentriste et l'orientalisme bien pensant, manipulateur de l'arabo-islamisme.

Aumer U Lamara

Notes :

(1) Pétition lancée par le CDDCA (Comité de Défense des Droits Culturels en Algérie), demandant la libération des 24 prisonniers du Printemps Berbère d'avril 1980 en Algérie, alors détenus à la prison de Berrouaghia. Cette pétition avait été signée par beaucoup d'intellectuels, notamment Mohamed Arkoun, Simone de Beauvoire, Jean Louis Hurst, etc.

(2) Jacques Berque (1910 - 1995) est né à Frenda en Algérie ; il était titulaire de la chaire d'histoire sociale de l'Islam contemporain au Collège de France de 1956 à 1981 et membre de l'Académie de langue arabe du Caire depuis 1989. (wikipedia).

(3) Maghreb, Histoire et Société, J. Berque, SNED et Duculot, Alger 1974, 225 pages.

(4) Mustapha Lacheraf (1917–2007), sociologue. A fait partie en 1956 du groupe des 5 responsables FLN arrêtés lors du premier piratage aérien commis par la France (étaient arrêtés : Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf, Khider, et Lacheraf) ; ancien ministre et ambassadeur en Argentine, au Mexique et au Pérou. Témoignage en 2014 d'un cadre du ministère algérien des affaires étrangères (AE) : "Aux AE, Lacheraf n'est pas connu pour son passé historique, ni pour son rôle d'intellectuel. Il est plutôt connu comme celui qui a dépouillé les ambassades algériennes en Argentine, Mexique et Pérou des plus beaux tableaux et objets d'art offerts par ces pays pour la République Algérienne".

(5) Abdallah Laroui (né en 1933 à Azemmour, Maroc), historien. "Laroui se fait connaitre avec son livre L'Idéologie arabe contemporaine ; ouvrage dans lequel l'auteur analyse les ressorts sur lesquels la conscience arabe contemporaine se fonde pour tenter une opposition face à son éternel autre, l'Occident". (extrait wikipedia).

(6) Décoloniser l'histoire, Mohamed-Chérif Sahli, ANEP 1965. Dans son ouvrage, M.C. Sahli a fustigé "les hommes de sciences qui se sont habitués à considérer l'Europe comme le centre du monde, l'Européen et ses valeurs comme la norme de mesure des autres hommes et de leurs valeurs […] Pour sortir de l'impasse, il faut réviser l'outillage intellectuel […] afin d'exprimer l'humanité dans sa totalité et sa diversité. Cette révision passe par la décolonisation de l'histoirre et de la sociologie". Bien évidemment, une décolonisation efficace de l'Afrique du Nord devrait se faire par rapport à l'Occident européocentriste et à un certain orientalisme promoteur de l'arabo-islamisme.

Plus d'articles de : Débats

Commentaires (7) | Réagir ?

avatar
Aksil ilunisen

IL FAUT SE MEFIER DES LATINS (Italiens, Francais et Espagnols) LES ENNEMIS JURES DES AMAZIGHS.

Si l'on nous fait croire que Massansen (Massinissa) fut l'allié des Romains pendant les guerres puiniques, il ne faut pas perdre de vue qu'une telle alliance a detruit non seulement Carthage mais aussi le PLUS puissant royaume des MASSASSYLES de Douga, sous le grand Aguellid SYPHAX.

Depuis, le declin des Amazighs n'a jamais cessé, et jusqu'a ce jour.

avatar
tiddet

Avant de parler ou publier dans votre journal la décolonisation de l'histoire et... la sociologie de Jacques Berque. D’abord libérez votre journal pour nos récits.

visualisation: 2 / 5