Si l’"Etat de Bouteflika" se stabilise, sa ministre de la Culture somnole

La liberté guidant le peuple, du peintre Eugène Delacroix
La liberté guidant le peuple, du peintre Eugène Delacroix

Envisagé dans le cadre des festivités du 60e anniversaire du 1er Novembre 1954, le projet d’exposition "Drapeau ostentatoire" est pour l’instant, et depuis le 23 juillet 2014 (donc bientôt deux mois), en stand by dans le bureau de Madame Nadia Cherabi-Labidi, d’une ministre de la Culture à laquelle il a été gentiment demandé de presser le pas car des plasticiens contactés ont d’ores et déjà débuté des esquisses en vue d’un résultat final pouvant requérir une durée d’exécution plutôt longue.

Il en sera ainsi de la "copie corrigée" du tableau d’Eugène Delacroix La liberté guidant le peuple, une réplique à imprimer en couverture du catalogue d’une monstration souhaitée au Musée public d’art moderne d’Alger (MAMA) et dont voici le préambule discursif.

 Pendant la Coupe du monde 2014 au Brésil, le maire de Nice interdisait dans sa ville, et jusqu’à la fin de l’évènement, «L’utilisation ostentatoire de tous les drapeaux étrangers». Bien que la justice administrative ait suspendu quelques jours plus tard l'exécution de l’arrêté municipal, l’ex-secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales continuera à évoquer le «Caractère non proportionné» d’une démonstration nationaliste affirmée du côté des supporters d’une équipe algérienne de football arborant le soir, et parfois le lendemain, d’une qualification en huitièmes de finale, un fanion jugé "provoquant". Puisque c’était principalement celui-ci qui dérangeait dans une cité ne supportant pas les clameurs importunes d’une "communauté" plus ou moins acceptée, voire tolérée, l’application "anti-drapeaux" doit s’appréhender non pas au pluriel mais au singulier (d’où l’intitulé Drapeau ostentatoire)

Bien que trouvant en juillet dernier absurde la décision de Christian Estrosi, Pierre Ménès, le chroniqueur sportif de la chaîne télévisée Canal +, faisait remarquer après les émeutes du 14 mai 2013 (provoquées en vertu du titre de champion de France gagné par le club "Paris Saint-Germain"), que ce jour là la bannière incriminée fut plantée sur les hauteurs d’un échafaudage du Trocadéro. Ce détail atteste par là-même que dans son inconscient de journaliste, elle demeurait associée à la pagaille urbaine ou au mal des banlieues, notamment depuis l’envahissement de terrain perpétré au moment du match France-Algérie du 06 octobre 2001. Le choc médiatique et mental qui suivi cette affaire révélera un faussé d’incompréhensions en plein cœur d’une collectivité où des adolescents, pourtant nés sur le sol français, brandissaient le pavillon du pays d’origine des parents comme part justiciable de leur malaise social ou revendication culturelle. Depuis lors, cet emblème fétiche, que le chanteur Manu Chao portait autrefois sur son maillot en guise d’insigne militant, se propage dans les stades, concerts, manifestations de toutes sortes. İl nous a semblé par conséquent intéressant de demander à des créateurs algériens, algéro-européens ou occidentaux de s’emparer de ce phénomène aboutissant donc à une restriction anti-propagation.

À la manière des peintres Jasper Johns et Keith Haring, qui ont fait de l’écusson américain un archétype d’art contemporain, les protagonistes de la manifestation Drapeau ostentatoire vulgariseront esthétiquement celui de l’Algérie à partir de toiles installations, vidéos ou performances. Ces contributions ou interventions seront assumées sous couvert de "touches" purement formelles (il s’agira de jouer sur les couleurs du modèle algérien comme l’on fait récemment avec le leur des artistes marocains à l’occasion de l’exposition Special flag de "L’Atelier 21") mais aussi d’approches provocatrices ou ludiques (d’une pendule ou horloge à coucou sortirait, à la place d’un oiseau, un drapeau algérien), profanatoire ou subversive (l’œuvre Le Christ Jaune de Paul Gauguin serait nappée de diaprures verte-blanche-rouge). En phase avec le concept de vulgarisation, le paradigme de "prolifération d’un objet omniprésent" engage aussi les auteurs à revisiter des événements marquants ou l’histoire de l’art pour, au sein d’images ou configurations sélectionnées, y juxtaposer l’étendard algérien (par exemple, celui des États-Unis posé sur la Lune ne sera plus achalandé d’étoiles mais de croissants). C’est la notion de détournement qui prévaudra avec la reproduction La liberté guidant le peuple, laquelle a été retenue comme "en-tête iconographique" parce qu’elle a évidemment un lien directe avec l’insurrection du 1er Novembre 1954, et à fortiori la conquête française de l’Algérie.

Celle-ci s’est singularisée par une colonisation de peuplement (installation de soldats-colons et aménagement d’un territoire occupé ensuite par des immigrants venus par vagues successives des régions de l’Hexagone et de pays européens après la reddition du 23 décembre 1847 de l’Émir Abd-el-Kader) débutée par le débarquement de l’Armée d’Afrique à Sidi-Ferruch, le 14 juin 1830. Justifiée par la présence en mer Méditerranée de pirates barbaresques à éliminer (mais dont la réelle menace s’était fortement amenuisée) et l’esclavage de populations chrétiennes (pourtant intégrées aux travailleurs libres), l’opération militaire fut en réalité préparée pour qu’un roi de France à court de trésorerie puisse s’emparer de la fortune du Dey d’Alger. Ce holdup deviendra l’objectif majeur d’un souverain désirant renouer avec le prestige perdu, alors que l’assise de son trône était fortement menacée par des remous intérieur qu’il lui fallait juguler en détournant l’attention de l’opinion publique et en calmant le mécontentement des bourgeois. Confronté à une situation économique désastreuse, Charles X supportait mal les opposants à son régime. Régnant depuis six ans, ce défenseur de l’Église et de la tradition monarchique promulguera le 25 juillet 1830 des ordonnances permettant de dissoudre la chambre des députés, de censurer la presse et de réduire le Droit de vote. S’en suivra la révolte populaire des "Trois glorieuses" (26, 27 et 28 juillet), un soulèvement ponctué de barricades parisiennes et de combats sanglants, de violentes échauffourées auxquelles ne participera pas Eugène Delacroix. Du haut de ses 32 ans, il vouait toujours un culte immodéré à la grandeur de Napoléons Bonaparte et à ses diverses campagnes. Aussi, dès l’automne 1830, l’artiste ne fera en somme que s’approprier l’aspiration libertaire d’un peuple en colère avec un tableau (La liberté guidant le peuple) à travers lequel le regardeur avait, comme rarement auparavant, la sensation du mouvement. Happé par le souffle de l’action, il se trouvait soudainement pris dans l’élan romantique d’un renversement politique, au milieu des factieux, là où une figure de proue le plaçait instantanément à l’échelle de l’universel. Symbole de la République, l’allégorie en question possède les traits d’une Marianne qui, vêtue à l’antique (résidu du courant néoclassique) entraîne derrière elle ouvriers, bourgeois et étudiants confondus. Poitrine dénudée et coiffée d’un bonnet phrygien (marque de fabrique de la prise de la Bastille en 1789), la femme debout au centre de la peinture tient dans sa main droite un drapeau tricolore (interdit depuis 1815) qui de bleu, blanc, rouge passera au vert, blanc, rouge, car donc remplacé par celui de l’Algérie. La notion de «Caractère non proportionné» mise en exergue par Christian Estrosi en juillet 2014 autorise cette sorte de pied de nez fait envers une France volontiers donneuse de leçons car fière d’avoir été révolutionnaire. Seulement, pendant 132 ans, elle réduira à l’état de sous-traitants des autochtones musulmans rétifs à son acculturation, comme du reste à son mythe des Droits de l’Homme, mythe auquel participait d’emblée une toile-icône (La Liberté guidant le peuple) qu’un "avant-corps" de l’exposition Drapeau ostentatoire se chargera donc de détourner.

Pour l’apprécier de cette façon, il faudra cependant attendre le feu vert de la première locataire du Palais Moufdi-Zakaria qui via le quotidien en ligne Le Matin Dz nous adressera le 18 août ce mail : "Veuillez avoir l'amabilité de nous communiquer les coordonnées du sociologue, Monsieur Saadi Leray Farid, Secrétaire du groupe autonome de réflexions sur l'art et la culture en Algérie (GARACA)", un message flanqué du postscriptum "Urgence signalée". Après avoir souligné à son assistante, mademoiselle Moufida, notre étonnement, puisque quatre courriels furent préalablement envoyés puis réceptionnés (à autant d’adresses communiquées en prévision des prochaines "Assises de la Culture"), nous lui renverrons le projet d’exposition le 20 août en expliquant de quelle manière un concepteur peut prendre au vol une actualité, et comment cette dernière sera ensuite saisie puis interprétée par des plasticiens dont les exécutions ou illustrations seront conçues en fonction d'une thématique possédant au moins trois niveaux de lecture. İl faudra par conséquent là aussi sans doute du temps pour que les conseillers d’El Mouradia puissent saisir dans toute sa réflexion et dimension la notion de vulgarisation rapportée à l'armoirie nationale, cela d’autant plus qu’il est convenu en Algérie que chaque révision constitutionnelle ne portera pas atteinte à ce motif "(…) en tant que symbole de la Révolution et de la République»". Sanctuarisée, la cocarde bénéficie d’une mesure conservatoire faisant d’elle une flamme immarcescible, donc aussi inviolable que les fameuses "constantes nationales" ("thawabit el wataniya" ou "ettawabite el watania") fermées au cosmopolitisme et au pluralisme culturel, aux nuances et échanges artistiques car propices à l’exclusivisme idéologique ou au sectarisme hagiographique.

Dans le cas d’un protectionnisme du même ordre à l’encontre de l’exposition Drapeau ostentatoire, tout le monde pourra aller roupiller, cela d’autant plus qu’il suffira à la ministre de la Culture de se dédouaner en reprenant à son compte l’assertion du directeur du Musée public d’art moderne d’Alger (MAMA) : "(...), franchement, nous n’avons pas de grands artistes d’art contemporain en Algérie». À ce postulat, nous rétorquons ceci ; "(...), franchement, ras-le-bol d’être à la remorque d’une histoire de l’art planétaire qui classifie avec la complicité atone des substituts algériens de l’analyse : les "branques-ballants"" !

Saadi Leray Farid

Sociologue et Secrétaire du groupe autonome de réflexions sur l'art et la culture en Algérie (GARACA)

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