Lounis Aït-Menguellet, le ciseleur d’"Isefra"

Lounis Aït Menguellet
Lounis Aït Menguellet

C’est un Aït-Menguellet torturé, rattrapé par les années qui défilent à toute allure, qui nous livre, dans un nouvel opus, servi en toute magnificence, ses angoisses, ses inquiétudes, ses souffrances, ses colères, mais aussi ses rêves, ses convictions et ses espérances, sous formes d’appels à la tolérance, édictés par un regard lucide sur le rétroviseur d’une vie piégée par l’emprise du temps qui échappe à tout contrôle.

Quand le fil conducteur de chaque titre pénètre votre âme, il vous transmet, sans le moindre déphasage, ces angoisses qui finissent par vous happer très vite, vous pénètrent en profondeur pour s’y installer fermement jusqu’au dernier titre libérateur, à ne pas en douter volontairement festif. Mais cette libération n’est que furtive, tant votre propre vie aura défilé au fil des rimes pour amplifier vos peurs secrètes, et que vos sens les plus profonds ne demandent qu’à être suppliciés davantage pour en découdre avec ces certitudes et questionnements philosophiques qui se disputent le terrain de votre âme avec des doutes absolus, lesquels finissent par triompher et prendre le relais pour s’y installer pour de bon. Rien de tel pour relativiser ses petits soucis quotidiens et prendre au second degré ces nouvelles alarmantes d’un monde que les petits humains ne finissent pas de souiller. Et à ce propos, oublions le FIS, le FN, Bouteflika et Marine Le Pen, laissons Lounis conforter nos peines!

C’est toujours avec recueillement et solennité que l’on s’empresse de découvrir la dernière œuvre de Maître Lounis, attendue, comme toujours, avec impatience par ses admirateurs. Car Aït-Menguellet n’est pas un chanteur comme les autres, ni un Kabyle comme les autres. Il est la Kabylie! Tous ses fans vous le diront; il est quasiment impossible de comprendre ses messages dès la première écoute, tant l’allégorie sépulcrale qu’il utilise est souvent estampée d’un lyrisme cadencé époustouflant, à tel point que pendant que vos neurones s’acharnent à décoder le sens de la première métaphore, les suivantes surgissent pour vous déconcentrer et vous égarer très vite. Une seule solution s’impose alors, écouter encore et se concentrer davantage. Et au finish, quand le flou linguistico-métaphorique se dissipe, c’est un regard lucide sur la société et ses déboires qui prennent des contours précis, ceux d’une éclatante vérité modelée avec une précision de ciseleur. Ce ciseleur-ornemaniste du verbe, des mots et des couplets, qu’a toujours été Lounis depuis ses débuts dans les années 1960-70.

Au fil de ses productions, qui se comptent en dizaines et s’étalent sur des décennies, on croit avoir tout discerné, tout décrypté d’Aït-Menguellet, et l’on se surprend parfois à oser conclure que la source d’inspiration, dont il puise cette poésie-philosophique unique, finira par s’assécher, et que le poids des ans donneront une inertie inévitable à ses créations, comme il le laissait entendre lui-même dans «thawriqt thachevhant». Eh bien non! Ce dernier album est là pour nous prouver que le talent est toujours présent, et que le poète réussit l’exploit de se surpasser avec le temps qui passe. Et à propos de temps, Aït-Menguellet en fait le centre de gravité de ce dernier chef-d’œuvre, comme pour avertir tout le monde, surtout nous, ceux de sa génération, que l’inévitable finitude est devant nous tous, et que rien ni personne ne peut la ralentir, encore moins la stopper!

En plus d’une qualité exceptionnelle, l’album est d’une maturité absolue. Les titres s’enchaînent comme les épisodes d’un feuilleton synchrone dans lequel chacun est renvoyé aux souvenirs de sa propre vie. La grâce et l’harmonie transcendantales que seul maître Lounis sait distiller vous happent très vite au fil de l’écoute pour vous entraîner vers un état d'envoûtement qui finit par vous enchaîner inexorablement à vos propres tourments. Ce n’est plus l’horloge qui ronronne au plafond, qui dit oui qui dit non, mais l’horloge biologique, oppressée par le poids des ans, qui vous fait comprendre qu’elle vous attend, en battant la mesure d’un compte à rebours effréné vers les derniers instants qui mènent à une issue unique et fatale pour tous. De ce fait, il est temps de se poser certaines questions dont les réponses vous ramènent toujours vers le même barycentre, celui du doute qui enveloppe le destin de l’homme, ce doute infernal qui chevauche le temps le long du dernier tronçon de vie qui mène au trépas. Et à propos de trépas, Lounis nous met en garde contre ces charlatans qui vendent et se nourrissent des chimères d’une autre vie après la mort : Oh combien il aimerait pouvoir la rejoindre, une fois disparue, celle qui a partagé son existence, cette autre moitié de son destin sur Terre, et mériter une place auprès d’elle pour s’étaler à ses côtés pour l’éternité. Mais voilà, ce rêve est insensé, car de l’au-delà personne n’est revenu pour témoigner et apporter des preuves pour entretenir l’espoir d’un autre quitus pour d’autres ébats après la dernière «chahada»!

Entre allégresse et abattement, c’est un à jeu d’oscillations et d’effet pendulaire soutenu et subtil entre les antonymes auquel se livre notre maestro Kabyle; attrait et rejet, le bien le mal, l’espoir le désespoir, la vie la mort, la souffrance la félicité, le malheur le bonheur, etc. coexistent dans cette œuvre en adjoints indissociables, l’un ne pouvant exister sans l’autre. Ces antonymes sont à la vie ce que l’électron et le proton sont à l’atome, la brique fondamentale de toute matière morte et de toute cellule vivante, sans lequel la vie sur Terre n’aurait pu naître. Cela peut paraître évident pour tout homme averti, mais chez Aït-Menguellet, ces évidences prennent des allures poétiques enveloppantes, en leur conférant une dimension céleste singulièrement fascinante : -J’ai vu le jour se lever pour me signifier que c’est déjà l’après midi. C’est le temps des inventaires, ceux des désillusions dévoilées par un simple regard sur le rétroviseur de la vie, la sienne et celle des autres, duquel surgissent ces messages néfastes qui traversent les siècles pour être utilisés par les hommes afin de transformer la lumière en objet de querelles, perturbant la quiétude des autres.

Telles les clauses d’un testament, Lounis règle ses comptes et nous entraîne dans la même quête; celle de régler les nôtres. C’est la religion «eddine amçum», que l’on peut traduire par «maudite religion», qui est mise à mal en premier. Toutes ces règles insensées, prétendument tombées du ciel, dont le moindre écart est comptabilisé et rajouté au poids des dettes dont le croyant doit s’affranchir avant de mériter sa place au firmament. Autant n’avoir de comptes à rendre à personne et libérer son âme de ces maudites religions «anarthah si eddine-amçum» ! Une fois libérés de ces contraintes, sachons jouir sans modération de nos derniers instants de vie sur Terre, sans nous préoccuper de ce jugement dernier dont le but manifeste est d’intimider et d’infantiliser les hommes. Intimidation qui se traduit souvent par des effets inertiels monumentaux sur la liberté individuelle de jouir de sa vie selon ses propres choix.

Chaque titre foisonne de métaphores, voire de maximes, aussi sagaces les unes que les autres. Mais l’hommage le plus remarquablement pédagogique est sans doute ce titre dédié à la femme (tamattut) sous forme de témoignage dans lequel Lounis se souvient, nous-nous en souvenons tous d’ailleurs, qu’il n’y a pas si longtemps, chez nous, la naissance d’une fille aînée se faisait dans le silence. On ne fêtait pas sa venue au monde. Bien souvent, c’est la tristesse qui s’installe dans la famille. Mais cette tristesse est vite balayée par un premier sourire magique qui illumine le foyer. Un sourire si angélique que même le soleil en est enchanté. Ouvre bien les yeux ! Reconnait ta fille! C’est sa fille, c’est notre fille à tous, lance-t-il au père pour en appeler à sa protection. Elle grandit, apprend à s’occuper de son petit frère, ce garçon tant désiré. Elle comprend très vite que ce petit frère est l’objet de toutes les attentions et qu’il ne lui est donné d’autre choix que celui d’accepter, bien qu’aînée, d’être reléguée au second plan. Elle accepte cela et en arrive à émettre le vœu que ce mâle puisse un jour la distancer pour jouer son rôle de maître en la demeure, ce rôle attribué au masculin et transmis de père en fils. Cette fille-là, c’est ta sœur, c’est sa sœur, c’est notre sœur à tous, lance-t-il au frère pour en appeler à sa bienveillance. Face à la suprématie du mâle, la petite femelle n’a d’autre choix que celui de prendre son mal en patience, en attendant l’heure de construire sa propre famille. Elle grandit, se marie et devient mère à son tour. C’est ta mère, c’est sa mère, c’est notre mère à tous, lance-t-il au nouveau-né, comme pour rappeler aux machos de tous bords que la femme n’est pas seulement l’avenir de l’homme, comme le déclaraient Ferrat et Aragon, mais qu’elle est avant tout l’origine du monde, la source de l’humanité et le pilier de toute société. Qu’elles soient filles, sœurs, mères ou grand-mères, ces inconnues qui passent et croisent nos chemins au quotidien, toutes ces femmes sont Nos femmes, et à cet égard, elles méritent attention, respect, gratitude et protection ! Ne l’oublions jamais !

Vous aurez transcendé cet opus, dans son intégralité, si l’écoute de «Aggefur» fait culminer en vous une charge émotionnelle si intense qu’elle se propage jusqu’aux glandes lacrymales, au fur et à mesure que la nostalgie de ces années de jeunesse vous envahit. Ces années de bonheur et d’insouciance, celles de nos vingt ans, pendant lesquelles nous aurions tant souhaité que le temps suspende son vol. Ce maudit temps qui file et nous anéantit tous à petit feu, que l’on soit croyant ou impie.

Bien souvent, quand j’écoute Aït-Menguellet, je pense à mes compatriotes arabophones, ceux qui n’ont pas la chance de le comprendre, car, encore une fois, on a beau aimer Brel, Brassens, El-Hadj-el-Anka, Abdelhalim Hafez, ou Bob Dylan, il manquera toujours un chapitre de philosophie poétique à son encyclopédie universelle si on ne comprend pas Monsieur Aït-Menguellet. On peut toujours se hasarder à le traduire et tenter de restituer quelques ébauches de son œuvre, en arabe ou en français, mais certaines métaphores sont intraduisibles. Par ailleurs, la charge émotionnelle qu’elles véhiculent est quasiment impossible à reproduire dans une autre Langue. C’est pour cela que l’œuvre de Lounis Aït-Menguellet constitue un trésor inestimable lequel, à lui seul, représente le témoignage indiscutable que tamazight est une langue, non seulement à officialiser mais à développer aux quatre coins de l’Algérie afin d’en léguer toutes les pépites aux générations futures, auxquelles reviendra la tâche de les ciseler davantage, et qui sait, les faire rayonner un jour aux quatre coins du monde?

Comment ne pas se sentir fier d’être né «dheg-dhourar-n’leqvael» quand on sait appréhender et décoder cette poésie philosophique à nulle autre pareille? Rien que pour ces messages remplis de sens et de bon sens, je n’aurais, pour rien au monde, souhaité changer mon lieu de naissance et être né ailleurs qu’en Kabylie. Merci maître Lounis de nous rendre cette fierté que d’autres s’acharnent à nous confisquer! Laissons-les nous jeter la pierre, mais cela ne changera rien au fait que chaque vers de chaque «Asefrou» vaut mieux que mille versets incohérents venus d’Arabie ou d’ailleurs pour nous aliéner.

Pour finir, j’aimerais rajouter que pouvoir décrypter les messages portés par ces «Isefra» est tout simplement magique. Rien que pour cette aptitude, portée par mes gènes et héritée de mon berceau, merci de m’avoir donné la vie Ourdia n’Said-Ouali!

Kacem Madani

Plus d'articles de : Algérie

Commentaires (9) | Réagir ?

avatar
albert smail

Entierement d'accord avec vous Mr Madani, j'ajouterai ceci : Lounis AIT MENGUELET par ce dernier album vient de prouver encore une fois qu'il est un mastodonte de la littérature algérienne d'expression kabyle. Il est plus haut que les partis politiques, plus haut que les religieux , plus haut que tout le monde je dirais !... tellement plus haut que les tentatives de récupération n'ont jamais pas pu l'atteindre.

Il est l'unique algérien qu'on peut, sans crainte de se tromper, non comparer à Matub, mais seulement le comparer à Albert CAMUS.

avatar
Quelqun EncoreQuelqun

Lounis est en quelque sorte un survivant. Survivant d'une espèce en voie de disparition; celle des sages.

Malgré les incompréhensions et, parfois, les insultes, le poète, lui, continue son petit bonhomme de chemin, fidèle à ce qu'il a toujours été; aqvayli issehhane!

Dès lors, les aboiements ô combien sourd des ignares de tous bords peuvent toujours essayer... vainement!

Le propos s'adresse à cette catégorie de kabytchous à peine scripteurs et qui s'aventurent ou s'essaient à la critique à défaut d'autres occupations.

Qui mieux que Lounis pour vous infliger un cinglant "... akoun yakh'dhâ3 Rabbi.. !"

visualisation: 2 / 8