Souvenirs de Jobard Land (1)

Artiste antisystème, Amar Ezzahi, l'inclassable, refuse les honneurs sonnants du pouvoir.
Artiste antisystème, Amar Ezzahi, l'inclassable, refuse les honneurs sonnants du pouvoir.

Jobard Land va bientôt fermer ses portes. Quelques-uns s’y seront amusés, la majorité s’y sera ennuyée, mais, comme toujours, on se prend à regretter que Jobard Land n’ouvre qu’une fois tous les cinq ans et qu’il va devoir nous séparer d’Abdelmalek Sellal.

Par Mohamed Benchicou

Jobard Land, c’est cette contrée démocratique que politiciens, journalistes et artistes algériens, délaissant la routinière actualité de leur pays, s’inventent tous les cinq ans à pareille époque, au nom du devoir démocratique, de la frime et du baratin, le temps d’une parodie électorale. Dans Jobard Land, il n’y a de place que pour la pantomime, on fait mine de jouer un rôle dans la désignation des dirigeants qui, en retour, simulent de gouverner pour le bien de tous. Jobard Land a sa propre presse, arsenal médiatique imposant qui informe chaque jour le bon peuple, et le plus sérieusement du monde, des derniers délires à la mode. Ceux d’Abdelamalek Sellal sont les plus prisés.

Ce travail ingrat, dont on ne souligne jamais assez la contribution à la mythologie nationale, fait appel aux plus récents procédés technologiques et se traduit, aussi grotesque que cela puisse paraître, par de vrais et de véritables éditoriaux que les auteurs, ajoutant au côté loufoque de la situation, semblent avoir rédigés avec une insoupçonnable gravité. Les journalistes étrangers viennent vivre ce grand moment de théâtre et il se dit même que de vénérables personnalités européennes sont chargées d’attester du bon déroulement de la chose. Ici, parole de dadais endurcis, vous quitterez le monde abominable et réel qui est le vôtre pour entrer dans l’univers fantasmagorique pour grands enfants coupés de la réalité, monde enfin parfait, peuplé exclusivement de laudateurs, où l’échec est aboli, où l’on s’entend, la nuit, rosir de fierté, où on ne comptabilise que les succès.

Jobard Land, c’est Disneyland pour tous, c’est Fantasyland, le plus merveilleux des Pays où les contes de fées et les histoires qui ont inspiré les films d’animation de Disney prennent vie, comme par magie. Oui, Jobard Land, c’est Disneyland pour tous. Vous n’y trouverez certes pas de croisière en bateau à aubes ni de course folle à bord du train de la mine Big Thunder Mountain, ni d’aire de jeux Pocahontas pour vos enfants, mais vous avez Sellal, Benyounès et Saâdani, trio magique qui parle au nom du candidat Bouteflika qui, lui, ne peut pas parler, ce dont il est interdit de parler.

Jobard Land c’est Disneyland pour tous, c’est Fantasyland où les fées sont remplacées par de petits et grands courtisans gauches et sournois qui concourent à la gloire du maître. On y dénombre des hommes de cour professionnels, obséquieux de formation et laudateurs de vocation ; on y voit aussi toutes sortes d’apparatchiks, adulateurs excités par la perspective de l’obole en fin de numéro ; on y découvre aussi, hélas !, et de plus en plus, des éditorialistes à l’âme de métayers qui ont tranché entre le verbe et la servilité pour prêter leurs voix à cette misérable cacophonie des flatteurs. Et il y a même quelques artistes ! Khaled, Smaïn ou Djamel Allam. Khaled, génial interprète de "Aïcha". "Elle a dit garde tes trésors, Moi je vaux mieux que tout ça". C’était il y a dix-huit ans. Aïcha nous rappelait qu’il y a des choses qui n’ont pas de prix.

Abdelmalek Sellal était alors un brave chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Bouteflika logeait à l’hôtel Intercontinental d’Abou-Dhabi aux frais du roi Ibn Zayed, Zéroual venait d’être élu massivement malgré les menaces du GIA, Ouyahia parlait de "terrorisme résiduel", les ambassades étrangères avaient quitté Alger, Amara Benyounès venait de rentrer de France pour rejoindre le RCD, Khalida Toumi enseignait les maths aux lycéens et la démocratie aux Algériens et Aïcha répétait : "Moi je vaux mieux que tout ça". Il y a des choses qui n’ont pas de prix même avec un pétrole à 9 dollars. En foi de quoi, Zéroual refusa de serrer la main à Chirac, Amara Benyounès et Khalida Toumi appelaient les Algériens à la résistance, on rejetait la capitulation de Sant’Egidio, et on proclamait l’Algérie futur pays démocratique, premier pays arabe à abolir le pouvoir à vie et à l’inscrire dans la Constitution. C’était il y a dix-huit ans. L’âge de nos mémoires défaillantes.

À Jobard Land, cette année, Khaled n’a pas chanté Aïcha. C’eût été irrévérencieux : "Moi je vaux mieux que tout ça, Monsieur le Président !" Il a préféré le nouveau tube de Jobard Land : "Bouteflika a rendu mon pays heureux." Allez savoir de quel pays il parle. Sans doute du Maroc ou de Jobard Land. En tous cas, pas de l’Algérie. Sauf à être hypocrite, ce que Khaled n’est apparemment pas, on ne saurait dire d’un pays dont on a "esquivé" le devoir national, qu’il lui est cher. "J’ai commencé par chanter durant les fêtes organisées par des enfants de généraux, pour ne pas faire l’armée qui était obligatoire à l’époque. On devait se taper deux ans à balles réelles. Grâce à ma voix, j’ai réussi à l’esquiver jusqu’à mon départ pour la France à 26 ans." Oui, assurément, Khaled parle de Jobard Land car, sauf à être idiot, ce que Khaled n’est apparemment pas, on ne saurait dire d’un pays qui brûle au sud, à l’est, en pays chaoui et au centre, dans l’indomptable Kabylie, qu’il est "heureux"». Sans compter ces centaines de rappelés de l’armée qui manifestent à Alger pour réclamer leurs droits, de pauvres bougres qui ne savent pas chanter, des ploucs qui ne connaissent aucun fils de général…

Non, Khaled parlait de Jobard Land. Il est trop poli pour mécontenter les rois, nous dit sa femme, qui justifiait ainsi la naturalisation du chanteur offerte par le roi du Maroc. "Un cadeau ça ne se refuse pas". Alors, comment un artiste si courtois pourrait-il parler comme Aïcha et rétorquer : "Moi je vaux mieux que tout ça !" C’est, du reste, ce qu’a répondu, en son temps, Amar Zahi à l’irremplaçable ministre de la Culture, Khalida Toumi, qui l’avait convoqué, avec la suffisance que l’on devine, en même temps que bien d’autres artistes, pour prendre l’obole de 500 000 dinars généreusement octroyés par le régime. La pauvre Toumi qui venait, elle aussi, de se fixer un prix, avait oublié qu’il reste encore des hommes et des femmes qui "valent mieux que tout ça". Mais ça, c’était Ezzahi.

M.B.

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Commentaires (3) | Réagir ?

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khelaf hellal

Comment récupérer la gloire des artistes en général , la gloire des moudjahidates et héroines de notre guerre de libération , la gloire des femmes battantes de notre sociéte, moyennant piéces sonnantes et trébuchantes ? Telle est la mission dévolue à la ministre de la culture sous Bouteflika pour combler le vide culturel et apporter de l'eau au moulin à vent du système. De la propagande payée cash pour rempiler aux élections et continuer l'avancée du desert culturel et ses conséquences néfastes.

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urfane

je cite ce chantre du déshonneur : "J’ai commencé par chanter durant les fêtes organisées par des enfants de généraux, pour ne pas faire l’armée qui était obligatoire à l’époque". 1993, moi, Urfane, je me retrouve dans la même situation; en âge de servir (ordre de route signé) ces salopards de Nezzar, Smain Lammari, Ali KAFI, ALI Haroun et autres fils de putes (je pèse mes mots) contre d'autres fils de putes que sont Madani, Belhadj et consorts qui se disputaient la souverainté et la dignité d'un peuple par des moyens tellement abjects (carnage de 200 000 citoyens algériens sans distinction d'âge, de sexe ou d'origine) que seule l'inexistence de dieu (ou Allh) peut admettre et mettre cela sur le compte de la fatalité. Et bien, moi, au lieu de la danse du ventre qui semble séir à kaled et d'autres, j'ai préféré un chemin autrement plus besogneux : la désertion; et c'est cela qui sépare les algériens intègres des algériens harkis.

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