Algérie : bienvenue en République bananière (I)

"Un seul héros, le peuple" : l'une des premières usurpations de l'histoire du pays par le clan d'Oujda.
"Un seul héros, le peuple" : l'une des premières usurpations de l'histoire du pays par le clan d'Oujda.

Aux lendemains de son intronisation-cooptation arrangée en 1999 par un entourage cerclé de décideurs, Abdelaziz Bouteflika entamait son nettoyage au sommet de l’Armée car comparant le "Touf(l)ik"[1] Mohamed-Lamine Mediène ainsi que ses acolytes Larbi Belkhir, Khaled Nezzar et Smaïl Lamari comme des "(…) requins qui règlent les affaires entre eux, des gros bras qu’il faut mater du premier coup. "[2].

C’est, précisait le périodique El Watan du 21 février 2014, lors de sa première réunion[3] avec l’état-major que l’idole d’Oujda les narguera en dénigrant une arrogance héritée de "(…) petits singes de montagne qui (leur) ont donné le tournis." L’espèce animale ici citée autorise d’emblée la référence à une "République bananière", exemple typique d’une "France à fric" qui coopère souvent avec des ploutocrates autoritaires abusant de leurs assises prévaricatrices.

Refusant de porter le poids des sales besognes de la "Décennie tombale", donc des complots reptiliens antérieurs à sa promotion, l’ex-ministre des Affaires étrangères de Boumediène se postait comme juge allogène préférant dès le départ ignorer les "(…) dérives sécuritaires, les massacres, Tibhirine, les disparitions forcées, le Colas, les Ninjas, les rafles, les camps du Sud, Boumaârafi… tout ça c’est vos m…."[4]. Quinze années plus tard, il chargeait l’orang-outan Amar Saâdani (ou Saidani) de glisser quelques peaux de banane sous les bottes d’un "Touf(l)ik" qui, debout devant le Roi soleil, faisait encore de l’ombre à son quatrième mandat. Plutôt que de "chercher la petite bête" à quelques pachydermes galonnés, le taulier de la police politique s’écartera, laissant ainsi passer la lumière utile à l’éclaircissement d’une transitoire décantation et à la recharge de ses propres batteries. Celles fixées au fauteuil roulant de l’invalide d’El Mouradia trainent tant de casseroles, qu’il lui sera facile d’actionner au moment venu le tambour de la grande vaisselle. Pour l’instant, l’important est de suivre à la trace les parrains autorisés à déplier le tapis rouge de la reconduction, laquelle prorogation confirme l’application "République bananière", cela cent soixante quinze ans après que le pays de l’Émir Abd-el-Kader ait obtenu (en 1839) l’appellation "Algérie" à la suite d’un décret ministériel entériné par le gouvernement français.

"Bienvenue donc en République bananière d’Algérie" avec ses gorilles, éléphants, vautours, loups, brebis galeuses et poules mouillées. La haute et basse-cour ont comme filiation directe une "Famille révolutionnaire" qui n’a pas débarqué sur le sol barbaresque via une arche de Noé[5] mise à l’eau dans l’optique d’éviter le déluge et de créer un monde radieux où l’humain se trouverait au centre de toutes les attentions et préoccupations. Elle a pour genèse un élevage primitif à l’état de nature puisque la violence autotélique appuyée en son temps par Frantz Fanon, en partie pour répondre à la question, "Comment s’en sortir ?"[6], est omniprésente en Algérie, puisque les philistins du temple FLN ignorent la Culture.

En taraudant dès 1963 le code de la nationalité par du sectarisme, ils hypothéquaient le potentiel pluralisme, semaient déjà les graines de racines étriquées ou rabougries, les germes d’une non stratification que les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ont synthétisé sous le vocable "d'insuperposabilité", terme qui renvoie à un savoir non empilable et non sédimenté, à une histoire lissée des itinéraires individuelles pour que les seules prises cognitives relèvent de fictions et légendes concoctées autour du "Peuple-Héros" et du "Martyr-positif", pour que les seules respirations du champ littéraire et pictural demeurent conditionnées par une croyance sans faille au Programme de Tripoli. L'adhésion passive des auteurs et créateurs à son anti-cosmopolitisme incombera à une violence symbolique dont les rouages soporifiques rendront automatiques, donc comme allant de soi, le non-assimilationnisme culturel. L’engrenage entraînera la certitude que la culture algérienne ne pouvait gagner en spécificité qu’en s’inspirant d’une nomenclature sacralisée au nom du phantasme de l'Un ainsi traduit dans le Coran :

"(…) Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux (Rahmàn, Rahïm)

B 1 Dis : il est Dieu Un (ahd)

B 2 Dieu l'impénétrable (Samad)

B 3 İl n'est pas engendré et n'a pas été engendré

B 4 N'est égal à Lui personne"

L’Algérie précoloniale et son idéal de puretés

Les objets caractéristiques du bien-fondé culturel se trouvant dans tout ce qui est antérieur à l’irruption extérieure aux aggiornamentos occidentaux, ceux-ci seraient donc venus pervertir une espèce d’immaculée conception. Ce lien ombilical à l’intangibilité irréductible signifie que l’être-là des arabo-musulmans n'aurait pas été souillé, a échappé à tout type de synthétisme syncrétique, à toutes formes d'importations provenant des espaces inquisiteurs. Depuis les Croisades, la Renaissance, le XVIIIᶱ siècle et ses "Lumières", le débarquement de Sidi Ferruch (ou Sidi Fredj) et autres faits coloniaux, l'Occident judéo-chrétien est toujours perçu comme le facteur externe d’une acculturation extensive responsable de déviances attribuées aussi aux récits et iconographies viatiques des écrivains et peintres romantiques. Parallèlement à leur montée en singularité et spiritualité, l’orientalisme moderne inventera un musulman sans antériorité, inculte et superstitieux. Censé sortir du néant, il ne pouvait de ce fait s'améliorer qu'une fois émancipé par la rationalité et le scientisme de l'entité éduquée.

Aussi, Francis Fukuyama conclura dans son article "Nous sommes toujours à la fin de l'histoire"[7] que l’attaque aérienne du 11 septembre 2001 ne découlait pas "(…) du choc de plusieurs cultures qui s'opposent entre elles à égalité, (…)", mais d'une suite de turpitudes archaïques, "(…) d'actions d'arrière-garde menées par des sociétés dont le fonctionnement traditionnel se trouve en réalité menacé par la modernisatio"[8]. Cette prémisse s’adressait en particulier aux arabo-musulmans auxquels les Occidentaux demandent, souvent avec arrogance, d’opter en faveur d’un autre universalisme que le leur. De là les invectives de dévots illuminés rétifs aux brassages des civilisations et entretenant le factum d’une langue arabe purifiée puisque ressortant du refuge non-profané de l’açala (authenticité).

Ce territoire virginal agréait la dépréciation que Kateb Yacine relatera envers les scories de la culture coloniale en parlant dans son poème Soliloques de 1946 d’un sang coulant "(…) sur la terre altérée", alors qu’à sa suite Abdelhamid Baïtar écrira en 1959 : "Nous creusons la tombe pour y enfouir enfin,- Le colonialisme français qui a souillé nos terres."

Relevant d'une inviolable intégrité habituellement alléguée par le sentiment religieux, le rapport à des espaces bafoués conduira à opérer dès l’indépendance une véritable biopsie susceptible d’extraire de la conscience nationale algérienne des résidus ou habitus étrangers. Cette éradication matricielle se confirmera au sein du champ culturel où s’impliqueront les avant-corps de la re-singularisation littéraire et artistique, d’une tendance ré-appropriative consistant à revenir au passé pour raffermir un art de résistance et surtout rétablir des liens étroits avec une tradition non dépravée, avec donc une liturgie plébiscitée par des salafistes auxquels l’actuel chef de gouvernement Abdelmalek Sellal lançait le 26 février 2014 un appel les invitant à saisir "(…) la main que le peuple algérien lui tend", à rejoindre en cela la politique de réconciliation nationale car en dépit de "(…) l’énorme tort causé au peuple, ce dernier lui a pardonné"[9].

"Gal Sellal gal"[10] n’était pas à sa première énormité verbale puisqu’il aura préalablement confondu la poésie avec le Coran, indiqué que l’on "n’est pas une administration de patates car possédons des ressources pour nous offrir de la banane ou du yaourt", que ce n’est pas avec "l’histoire-géographie que l’on peut extraire du pétrole". En sous-estimant par là même les sciences humaines et sociales, il provoquera d’une part la réplique d’internautes soulignant sur la toile qu’un bourricot dirige la nation (Oummi yaqoud oumma) et d’autre part le courroux d’intellectuels francophones intervenant au sein du périodique El Watan du 06 septembre 2013 dont l’éditorial s’intitulait "Fanon revient". Nous allons par conséquent solliciter maintenant le célèbre psychanalyste de manière à commenter aussi en quoi ses perspicacités se détachaient d’une suite d’incomplétudes et injonctions nous menant à formuler l’invitation : "Bienvenue en république bananière des primates d’Algérie".

Frantz Fanon, l’avant-corps d’une Algérie désaliénée de ses dominations et violences symboliques au nom de la violence organique.

Pour que la modernité artistique puisse être acceptée et intégrée dans une Algérie postcoloniale, il fallait que les éléments constitutifs à la quête d’identité ne soient pas les produits d’une simple importation ou mimésis mais d’un retour aux sources que nous traduirons par le tropisme de "plongée fanonienne", un cheminement mental à l’opposé du processus linéaire et transgressif des avant-gardes européennes. Le "renouveau dans l’authenticité" ("tajaddud wal açala") fut recommandé en 1961-62 par Frantz Fanon, antillais naturalisé algérien et qui à travers son ouvrage phare Les damnés de la terre conseillera aux auteurs et de créateurs de trouver l’humus de leur modernité littéraire et artistique dans le réservoir archétypal le plus reculé, un ancrage nécessaire pour justement cueillir les souches hydratée du pré-monde, des cultures populaires et préhistoriques.

À la violence symbolique du colonisateur, le Martiniquais objectait une désaliénation à interpréter comme véritable purification ou plutôt donc de désincorporation. Celle-ci se parachevant en concordance avec une culture de combat qui encouragera à abolir "(…) une zone, (à) l'enfuir au plus profond du sol ou (à) l'expulser du territoire"[11], elle contredisait aussi une logique d’accumulation, d’accaparement et de stockage d’un legs culturel à la présence agissante, c’est-à-dire cette notion d’intégration de l'habitus chère à Pierre Bourdieu. De l’avis du sociologue français, l’enrôlement propagandiste restait insuffisant pour libérer les dominés. Leur complicité tacite aux valeurs du dominant n'était donc pas chez lui à capter sous couvert de convictions militantes puisqu'inscrite au plus profond d’eux-mêmes, au sein de leur intériorité, donc dans les textures d’un "(…) système de dispositions durables et transposables acquis par un individu au cours des différentes phases de sa socialisation (famille, école, travail, etc…)"[12].

L’auteur des Règles de l’art dira avoir "(…) progressivement abandonné la notion d'idéologie, parce que celle-ci tend à faire de la domination une simple affaire d'idées ou de prise de conscience"»[13], parce qu'elle implique qu'il suffirait d'une poussée révolutionnaire efficace pour que les régentés accèdent presque automatiquement à une claire saisie de leur subordination et qu'ils réagissent efficacement en conséquence. À l’inverse, chez Fanon seule une conscience politique doublée d'un accomplissement belliqueux et partisan était capable de renverser le cours des choses, fournir à un Algérien opprimé la possibilité de se départir des habitus coloniaux qui coulent en lui. De là, la véhémence de ses propos projetant «(…) le remplacement d’une espèce d’hommes par une autre espèce d’hommes"[14], d’exclure des "corps intrus" afin, qu'après l'indépendance, auteurs et créateurs algériens ne soient pas tentés, enclins à reconduire, reproduire les schémas culturels de leur "Autre".

Le psychanalyste affinera cette désincorporation en septembre 1956 lors du 1er Congrès international des Écrivains et Artistes Noirs[15] qui, organisé dans un amphithéâtre de la Sorbonne, et en droite ligne avec le Congrès de Bandoeng[16], fut la tribune où il promulguera une catharsis de choc à concevoir par le truchement d’une thérapie partagée contrariant un futur "Bienvenue en République bananière des primates d’Algérie".

Aussi, parlant souvent de "Notre Cause" et de "Notre Révolution", Fanon gratifiait une éthique de communauté, laquelle certifiait une entreprise annexe de désacralisation de l’artiste de génie, une profanation sous-entendue par les rédacteurs de la Plate-Forme de la Soummam d’août 1956 puisque ceux-ci y évoquèrent[17] "la condamnation définitive du culte de la personnalité" et "(…) la rupture avec les positions idéalistes individualistes ou réformistes»[18].

Estimées comme les preuves et enjeux d’une saine orientation politique, ces deux postulats anti-égotistes obligeront alors les avant-corps de la plénitude révolutionnaire à amorcer le déclin de la figure du prodige apparue en sphère orientale ou arabo-islamique en même temps que les villégiatures romantico-exotiques d’écrivains et peintres qui s’étaient promenés ou implantés en Algérie une fois faite la reddition de l’émir Abd-el-Kader, une fois donc venue la Pacification. Les commandements de la Plate-Forme de la Soummam impliquaient une démystification retournant leur "Moi je" pittoresque pour faire valoir une dé-singularisation/re-singularisation, c’est-à-dire une exigence d'originalité doublée du renoncement au modèle du génie tel qu’importé par des "intrus mécréants", ces corrupteurs d’une contrée vierge de toutes contagions exogènes et sur laquelle pouvait donc désormais reposer la "Maison Algérie".

L’Algérie postcoloniale et son idéal de puretés

L’abandon du visage du démiurge littéraire et artistique avait pour prévention de prémunir les Citoyens de beauté de visées néocoloniales à même d’approuver un prochain "Bienvenue en République bananière des primates d’Algérie". Partageant les opinions de Kateb Yacine ou d’Abdelhamid Baïtar invoquant respectivement les concepts de "terre altérée" et "souillée", le metteur en scène Mohamed Boudia ambitionnait dès 1963 de bâtir un théâtre engagé "(…) fuyant l'absurdité, le style d'un Occident détraqué et décadent (…)". Le co-auteur du Manifeste De l’Orientation conviera à fortiori "(…) tous les artistes sains du pays"[19] à suivre les bienfaits d’une culture de résistance. Ses admonestations raillaient à l’époque celle d’un Occident impérialiste infectant un Homme nouveau encore désorienté et dont il fallait rafraîchir le cerveau encrassé afin qu’il s’adapte à un socialisme-spécifique vertueux à soumettre aux Héros purs ou aux révolutionnaires intègres. Si le processus d'identification ressemblait aussi avec Boudia à une médication globale exigée pour ne «(...) laisser aucune prise à la contre-révolution."[20], M'Hamed İssiakhem accusera pour sa part en mars 1966 ses coreligionnaires d’avoir quitté une Union nationale des arts plastiques (UNAP) regroupant «° (...) tous les peintres, par delà les différences, (…) °», d’échapper à ce syndicat tutélaire plutôt que de "(…) récréer cette unité rompue (…)", de revenir donc au "Nous communautaire" afin de se retrouver «(….) à nouveau, débarrassés de tout sentiment impur et contraire à l'intérêt collectif"[21]. Encourageant au rassemblement, İssiakhem se prononçait en faveur de l'excommunication des dissidents qui, et comme le spécifiait le vocable "impur", n’étaient alors plus à appréhender de Vrais Algériens. İl interviendra d’ailleurs une année plus tard pour reprocher à quelques "Aouchemites" (et particulièrement à Denis Martinez dont les perturbations esthétiques dérangeaient la hiérarchie axiologique établie) d’avoir montré en 1967 un art dévergondé alors que dans leur Manifeste on peut lire que c’est dans la culture populaire que « (…), s’est longtemps incarné l’espoir de la nation, même si par la suite une certaine décadence de ces formes s’est produite sous les influences étrangères». Les termes du plaidoyer de mars 1967 désignaient également les Phéniciens, Romains, Grecs, Turcs et Français comme responsables de la dépravation, de la violation d’une souche prude de laquelle seront extraits des "Signes" indemnes de toutes contaminations. Ce crédo en une pureté originelle ayant conservé ardente en elle "la primitivité de l'homme" fut donc aussi celui des "Tatoueurs de la plongée fanonienne" qui siphonneront les indices-symboles de populations plébéiennes satisfaisant à leur foi en un terreau national intègre. İls entretiendront de la sorte le poncif d’archétypes incandescents non-dénaturés par les moisissures coloniales, non profanés car préservés au sein des territoires de l’açala (authenticité).

Au centre de toutes les revendications culturelles et identitaires se trouvait le procès de l’Occident et de ses apologies consacrant le modèle d’un être d’exception auréolé d’une éthique de la rareté. İl en sera de même en juin 1979 au moment du colloque Balades dans la culture en Algérie tenu à l'université d'Alger et lors duquel des intellectuels décochant leurs flèches incendiaires sur des romans ou magazines qui, ramenés de France, étaient accusés de phagocyter les productions livresques endogènes. Comme mesures protectionnistes, le chercheur Mostefa Boutefnouchet émettait trois années plus tard (1982) dans son livre La culture en Algérie, Mythe et Réalité[22], le besoin "(...) de poser des jalons, plus précisément des frontières, entre le contenu culturel des pratiques considérées authentiquement, spécifiquement nationales, et le contenu d'œuvres réalisées par des nationaux, mais empreints de traits culturels de l'idéologie dominante en pays occidental, déployant leurs influences néocoloniales sur les jeunes nations cherchant à consolider leur personnalité, leur identité, leur culture"[23]. Deux décennies après l'indépendance, il était de bons tons de dire que l'assimilation à la culture française, et à travers elle à l’Occident chrétien ou capitaliste, entretenait la confusion de l’espèce, avilissait et acculturait. En vertu d’une prétendue vérité préservait des souillures, les intellectuels dits de gauche contribuaient inconsciemment à faire le lit de l’intégrisme islamique au point que leurs réflexions trouvaient des échos chez le vigile impénitent Mostefa Boutefnouchet, lequel dissuadait francophones et arabophones de se nourrir de capitaux symboliques entachés, de se laisser berner par "(...) une tendance nationale qui trouve intérêt à l'assimilation avec l'ancien dominateur". Cette mise en garde on la retrouve au sein de Les damnés de la terre chez où Frantz Fanon stipulait "(…) que la revendication de l’homme de culture du pays colonisé est syncrétique, continentale, mondiale dans le cas des Arabes. Cette obligation historique (...) va les conduire dans un cul-de-sac"[24]. Contre la globalisation, il réfléchissait sur la réciprocité des cultures et leur enrichissement mutuel par la confrontation, une approche contredisant avant l’heure l’assertion de Francis Fukuyama qui soutenait l’absence de syncrétisme chez une intelligentsia arabo-musulmane dont la modernité littéraire et artistique ne résultait donc pas «(…) du choc de plusieurs cultures qui s'opposent entre elles à égalité, (…)"[25]. L’interlocution envisagée par le penseur antillais permettant d’inventorier du symbolique en se privant des atavismes obsolètes, la dé-singularisation/re-singularisation induisait aussi une subversion de l’orthodoxie religieuse, de se situer en dehors de la coutume, des tentations autarciques, de la divinisation du clos et de l'inerte, du refoulé et du régressif dogmatique, des us surannés et sclérosés et d’un ancestral tellement scellé et périmé qu’il éluderait "(…) la perspective nationale et condamnerait immanquablement à la prosternation métaphysique»[26].

Si Fanon divulguait dans Les Damnés de la terre comment dépasser le seuil ontologique de la jahilyya (ou jahiliyyah) de manière à atteindre les ténèbres d’un substratum recherché par des artistes romantiques en mal de spiritualité puis révélé par Mohamed Arkoun, c’était pour pousser les auteurs et créateurs à se mettre en adéquation "(…) avec la sève la plus ancienne, la plus anté-coloniale de leur Peuple", à pratiquer ce fameux tri katébien consistant à choisir entre les bonnes et les mauvaises savates. İndispensable à leur particularité esthétique, la sélection endoscopique était à envisager comme décantation puisqu’elle "(…) ouvre les portes de la créatio"[27], contribuait donc à déterminer le statut des nouveaux génies, à ébaucher ce renouveau dans (ou par) l’authenticité culturelle ("tajaddud wal açala"). Salvatrice, la régénération du spécifique tirait également "(…) sa légitimité du souci que se partagent les intellectuels colonisés de prendre du recul par rapport à la culture occidentale dans laquelle il risque de s’enliser"[28] et elle conjecturait bien une subversion du rapport de domination par le truchement d’un art de résistance puisque l’aperception du Soi algérien et la re-singularisation culturelle qui en procédait exigeaient de se distinguer par rapport:

a) À son "Autre", l'Occident dit impérialiste, néo-colonialiste et capitaliste, c’est-à-dire alors non socialiste et non tiers-mondiste,

b) À son un art jugé bourgeois.

c À un déjà-là pictural académique (l'"Esthétique du soleil" ou l’orientalisme) et littéraire (l’École d’Alger).

Fabriquer simultanément de la différenciation et de la globalité, de "L'un" ou de l'universel avec et sans son "Autre" qu’est l’Occident pour l’Orient, façonner la particularité et la cohérence internes d’une identité d’Algérien à l’encontre des typologies inculquées par les malveillances néocoloniales, telles étaient les données primordiales d’une conversion éthique nécessaire pour échapper à un éventuel "Bienvenue en république bananière des primates d’Algérie".

Saadi-Leray, sociologue de l'art

Lire la suite : Algérie : bienvenue en République bananière (II)

Renvois

[1] Voir au sujet du paronyme "Touf(l)ik" l’article "Mohamed-Lamine Mediène alias Toufik et Touf(l)ik", in Le Matin. Dz, 27 fév. 2014.

[2] İn El watan, 21 fév. 2014.

[3] Une séance de travail pendant laquelle les généraux présentaient les schémas sécuritaires de l’antiterrorisme.

[4] İn El watan, op. cit. 

[5] Si l’histoire de l’arche de Noé figure dans la genèse, d’après le Coran (où Noé est souvent mentionné au niveau de la sourate 11, intitulée "Houd", des versets 27 à 51), elle se serait échouée sur le mont Djoudi situé en Turquie.

[6] Frantz Fanon, in Peau Noire, Masques Blanc, Paris, Seuil, 1952, p. 07. 

[7] İn Le Monde, 18 sept. 2001.

[8] Francis Fukuyama, in Le Monde, "Nous sommes toujours à la fin de l'histoire", 18 sept. 2001.

[9] Abdelmalek Sellal, in La tribune, 27 fév. 2014.

[10] Voir l’article "Gal Abdelmalek Sellal gal", in Le Matin Dz, 25 janv. 2014.

[11] Frantz Fanon, in Les Damnés de la Terre, Paris, Maspero, 1961, p. 27.

[12] Pierre Bourdieu, in Le sens pratique, Paris, De Minuit, 1980, p. 94.

[13] Pierre Bourdieu, in Raisons pratique. Sur la théorie de l'action, Paris, Seuil, 1994, p. 09.

[14] Frantz Fanon, in Les Damnés de la Terre, op. cit, p. 27.

[15] Proposé par la revue Présence Africaine créée en 1947.

[16] Lequel annonçait lui-même le non-alignement.

[17] Au sein du chapitre "Une organisation politique efficace".

[18] Ce refus réformiste peut être saisi comme négation de la modernité laïque, c’est-à-dire d’une sécularisation qui dans le prolongement des Lumières consacrera la séparation du temporel et du spirituel.

[19] Mohamed Boudia, in Al Chaâb, 30 oct. 1962.

[20] Mohamed Boudia, in rapport, avr. 1965.

[21] M'Hamed İssiakhem, in Révolution Africaine, 161, 26 fév-04 mars. 1966.

[22] Paru aux éditions SNED, Alger 1982.

[23] Mostefa Boutefnouchet in La culture en Algérie, Mythe et Réalité, Alger, S.N.E.D, 1982, p. 82.

[24] Frantz Fanon, in Les Damnés de la Terre, op. cit, p. 187.

[25] Francis Fukuyama, in Le Monde, op. cit.

[26] Alain Blétard, in mémorial international, hommage à Fanon, Fort de France, p. 148.

[27] Frantz Fanon, in Les Damnés de la Terre, op. cit, p. 173.

[28] İd, p. 182.

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khelaf hellal

Voilà comment la libération des peuples pourrait constituer en soi un cadeau empoisonné selon Frantz Fanon, elle peut en elle-même développer " le complexe du colonisé", celui qui permet de regénérer le système colonial et d'en assurer sa continuité dans le temps. Voici quelques morceaux choisis par moi-même dans "les damnés de la terre" pour étayer mon raisonnement:

1°) Dans le système colonial, le colonisé réussit par l'intermédiaire de la religion, à ne pas tenir compte du colon. Par le fatalisme, toute initiative est enlevée à l'oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu. L’individu accepte ainsi la dissolution décidée par

Dieu, s'aplatit devant le colon et devant le sort et, par une sorte de rééquilibration

intérieure, accède à une sérénité de pierre.

2°) Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière

en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l'interlocuteur

valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime

d'oppression est le gendarme ou le soldat.

3°) Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c'est-à-dire à l'aide de sa police et de sa gendarmerie, l'espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l'exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal.