Abderrahmane Hadj-Nacer : au-delà du M’zab, au-delà des clans, la servitude (II)

Des voyous et des policiers côte à côte. Le parti pris des services de sécurité est flagrant.
Des voyous et des policiers côte à côte. Le parti pris des services de sécurité est flagrant.

Sur le web, des litanies funèbres servent de fond sonore aux scènes de vandalisme.

Par Abderrahmane Hadj-Nacer

Avons-nous vu au M’zab les indices préfigurant l’éclatement de l’état jacobin et l’émergence des micro-états du nouvel ordre pour les peuples soumis ?

A visage découvert, car convaincus peut-être de leur mission rédemptrice et certainement de l’impunité, des bandes de jeunes progressent dans la profanation de centaines de tombes. Pour paraphraser un auteur, «on a même mis les morts à table», et lorsque sous leurs coups s’effondre le mausolée de Ammi Saïd (Cheikh de Ghardaïa de 1450 à 1492), j’ai su que cette sensation de déjà vu venait des images de la destruction des sanctuaires de Tombouctou mais aussi du souvenir de la destruction du tombeau des deux princesses de La casbah, j’ai compris à quel point en effet «les temps sont déraisonnables».

L’Office pour la protection de la Vallée du M’zab (OPVM) a été incendié et 60% de ses archives y auraient été détruites. L’OPVM est situé dans l’ancien et important quartier juif de Ghardaïa, quartier de l’ancienne synagogue épargnée, et quartier «arabe» en fait, puisqu’en raison de leur rapport à la propriété, les Mozabites se sont refusé à occuper des biens laissés vacants par leurs propriétaires. Dans les locaux de l’OPVM, il y a la mémoire technique architecturale du M’zab, c’est à cette fin que l’Office a été créé.

Les cimetières, les tombeaux, les archives sont des lieux de mémoire et que l’on cherche à en faire table rase ramène à l’empreinte wahhabite. L’attitude des Wahhabites, et on le voit bien dans la transformation de la Mecque et Médine en sous-Las Vegas vulgaires, c’est de détruire tous les lieux de mémoire. Les sionistes le préconisent, certains visionnaires mondialistes l’analysent : pour rendre fluides et malléables les populations, il faut les couper d’avec le lien de l’ancestralité, d’avec les origines généalogiques et d’avec les lieux de mémoire, car tant qu’il y a des lieux de mémoire, tant qu’il y a un attachement à la terre et à la généalogie, on ne peut pas en faire ce que l’on veut.

Cela frappe que les Saoudiens obéissent à une logique sioniste et cela stupéfie que des gens chez nous fassent de même, peut-être seulement impulsés par la haine, mais leurs cibles expriment un projet qui décrédibilise la thèse d’actions spontanées d’un groupe par rapport à un autre.

A l’encontre de cette version, on pourra rétorquer que, par exemple, le fameux mausolée de Sidi Aïssa de Melika, avant d’être lui aussi attaqué, a d’abord été dénaturé par l’Etat, écrasé par cet énorme château d’eau qui le surplombe. Bien sûr, l’Etat algérien a fait de telles choses, un peu partout dans le pays, mais je pense que c’est dans une autre logique, dans cette logique d’un Etat jacobin qui ne comprend pas que, face à son rouleau compresseur, il y ait une société qui ait ses repères, ses propres institutions et que tout cela, compris autrement que comme péril centrifuge et géré par la démocratie, pourrait, au bout du compte, féconder et rendre forts l’Etat et la Nation.

Tant que les Mozabites sont dans l’idéologie, non pas ibadite mais mozabite, c’est-à-dire dans l’institutionnalisation et la conceptualisation qui a leur permis d’unir Foi et raison et de marier des institutions traditionnelles berbères avec leur réinterprétation musulmane, ils ne contrarient pas seulement l’Etat jacobin par la force de leurs institutions.

En matière d’économie par exemple, ils ne peuvent aller dans l’économie informelle. Il faudrait qu’ils se remettent en cause, dans leur genèse. Et en politique, ils furent avec le GPRA plutôt qu’avec les putschistes. Sur ces points également, le problème posé à l’Etat jacobin va au bien au-delà du M’zab, puisqu’il en réfère à l’«informalisation» du pouvoir et de l’économie. Le refus de la citoyenneté, et donc la fragilisation de l’Etat, est allé loin.

Le pouvoir d’Etat ne s’est pas institutionnalisé sur la base d’une gestion transparente et s’est peu à peu transformé en un double pouvoir, avec, d’un côté, cette part nécessaire pour la représentation nationale et internationale qu’est le pouvoir apparent, et de l’autre côté le vrai pouvoir dirigeant, le pouvoir informel avec une base sociale qui lui est propre, qui lui est beaucoup plus liée que ne le serait une base sociale citoyenne qui, forcément, finirait par atteindre son autonomie et demanderait plus de liberté. L’informalisation de l’économie est nécessaire à ce type de pouvoir, parce que l’économie informelle implique effectivement l’assujettissement, la dépendance et donc un lien très fort avec le pouvoir informel. Quand le policier est ripou, quand l’inspecteur des impôts oblige à falsifier les déclarations fiscales, l’Etat formel n’a plus de raison d’être.

Alors, ce qui m’interpelle dans l’informalisation, dans la destruction des lieux de mémoire, c’est toujours cette question lancinante : avons-nous affaire à une logique interne ou une logique extérieure au pays ?

Personnellement, je ne crois pas que les dirigeants aient un plan détaillé qu’ils mettent en œuvre. Je crois que leur logique interne est une logique de survie, que j’appelle le suicide pour survivre, qui elle correspond à une logique internationale visant à générer un système mondialisé avec un pouvoir central à l’échelle du monde. Elle a été à l’origine de deux guerres mondiales, et nous sommes en plein dedans, dans une agression où le besoin de détruire la notion d’Etat, de rendre fluides les populations, d’ouvrir les territoires incorpore la logique sioniste de purification. Ce : «Il faut exfiltrer les chrétiens des territoires arabes», d’un ministre français des AE qui s’appelait alors Bernard Kouchner, en rendait bien le projet et le ton. Théodore Hertz, fondateur du sionisme, n’était pas un croyant. En fait, les premiers opposants à cette espèce de laboratoire qu’était son dit «foyer au peuple juif» ont été des rabbins qui, bien avant les musulmans, comprenaient le piège de s’appuyer sur une confession ou une ethnie pour exclure les autres populations.

En Irak hier, en Syrie aujourd’hui et en Algérie peut-être demain, l’idée est de dire que nous sommes des peuples incapables de vivre ensemble, que nous sommes faits pour des micro-Etats assainis par la purification ethnique afin de s’assurer que chacun soit seul chez soi : Juifs, Kurdes, Sunnites, Chiites… En Algérie, nous le voyons, il ne suffit pas d’être sunnite, il faut aussi que les Ibadites disparaissent.

Ce processus international démentiel dans lequel nous sommes n’a pas pour véritable finalité la création d’Etats purifiés, mais la destruction de la notion même du vivre ensemble, l’extrême fragilisation d’Etats et de peuples devenant alors tout simplement les vassaux de l’ultra-capital. Cette stratégie rend obsolète la logique de la terreur comme levier de désordre mondial et le temps est venu de la solder.

Les affrontements au M’Zab ne sont-ils pas en fait partie de ce cheval de Troie dans le ventre duquel se cache cet objectif suprême qui est de casser l’armée ?

Qu’importe si les USA ont aidé à la création d’El Qaîda pour contrer l’impérialisme soviétique, qu’importe si Israël a créé le Hamas «wahhabisé» pour abattre la vision laïque de l’OLP, il est temps aujourd’hui de solder cette période, en en faisant porter la responsabilité soit à ceux qui utilisent ces franchises à des fins de sous-traitance ou pour leurs ambitions de puissance régionale sans qu’ils n’en n’aient les moyens, ou encore à ceux qui en ont subi les affres, n’ont pas su les arrêter et les ont laissés proliférer en dehors de leurs frontières.

Quelqu’un doit être tenu responsable des sanglants attentats dans le monde, quelqu’un doit payer pour l’existence d’El Qaîda et l’Arabie saoudite est bien évidemment la victime expiatoire, désignée par ses propres actes mais aussi comme fusible privilégié. Est-ce que l’existence des AQMI, Mujoa et compagnie, la persistance d’un terrorisme résiduel en Algérie, et pas du tout au Maroc, ne nous offrent pas nous aussi comme victimes expiatoires, du fait de l’incapacité à mettre de l’ordre, comme partie prenante de ce désordre ? L’assassinat de Mozabites et la descente plus à fond dans l’abîme par la reconduction des mécanismes et méthodes qui nous y ont entraîné ; l’utilisation de la corruption, l’escalade dans l’armement n’y changeront rien. Seule une Algérie confortée par une population citoyenne est en mesure de se défendre et de se battre pour trouver la place qui lui revient dans le concert des nations.

Pour l’heure, je pense que la stratégie dominante, le projet en marche, c’est d’épuiser l’Algérie. L’épuiser doublement, en pompant au maximum tout ce que peut donner son sous-sol et en laissant sa population à vau-l’eau, dans une espèce de richesse ou de rente de survie dans les deux cas artificielles, impossible à soutenir dans la durée, pour ensuite la reprendre en main et, par une violence encore plus grande, la soumettre à de nouvelles normes d’intégration internationale.

La gestion de l’outil financier du système, l’un des trois pieds sur lequel repose la construction du pouvoir algérien, la Sonatrach, ne répond plus à une rationalité ni économique, ni financière. La gestion de Sonatrach vise la maximalisation des recettes à très court terme, au détriment de nos enfants, quitte à accélérer la destruction des puits de pétrole et de gaz les plus importants, quitte à détruire la capacité de notre peuple à se nourrir, puisque l’on va s’attaquer aux réserves de pétrole et de gaz de schiste et dilapider ces réserves millénaires d’eau qui, depuis des années, attendent de faire du Sahara ce qu’avec l’eau il peut être, une des terres les plus fertiles du pays.

Le supposé second pied du système, cette façade civile de l’armée qu’est le FLN et ses avatars, n’est plus autre chose que l’antre de la «chkara» et de l’informel, il s’est vidé de toute substance en tant que médiateur politique au profit d’une police politique dépassée par les enjeux, et de toute substance au niveau idéologique, puisque l’on ne vend plus à la population que le wahhabisme afin de la tenir soit par la peur, soit par la soumission. Il ne reste plus que le pivot du système, l’armée et sommes-nous conscients que le dernier pilier de la construction de l’Algérie depuis le malencontreux congrès de Tripoli est aujourd’hui dans l’œil du cyclone, car la «chkara», l’informel et les idéologies importées, de même que le divorce d’avec la population, finiront par briser la dernière colonne qui tient encore la Nation debout ? La disparition de la médiation politique, l’appauvrissement de la pensée, la méconnaissance de l’Histoire et la haine de soi, la non-reconnaissance de la diversité culturelle, linguistique et de pratiques religieuses affaiblissent tellement le pays qu’on en vient à ce que disait Malek Bennabi : «quand on colonise un pays, c’est qu’il est colonisable.» Nous semblons avoir décidé de nous affaiblir suffisamment pour devenir de nouveau colonisables, sauf que la colonisation ne peut pas prendre les mêmes couleurs et formes qu’au XIXe siècle.

Aujourd’hui, on colonise par des gestionnaires délégués qui saignent les ressources, appauvrissent les populations, ouvrent le pays sans contrepartie ou offrent des troupes à la disposition des grandes puissances. La trajectoire vers laquelle son affaiblissement pousse l’Algérie pourrait bien être la gestion d’un certain ordre en Afrique, pour le compte d’autrui ; la transformation d’une population écervelée en une espèce d’armée de métier plutôt qu’en armée de réserve pour la production industrielle, de nouveaux Janissaires pour assurer à l’oligarchie mondiale un certain ordre et niveau de sécurité dans un continent où la démographie va exploser. Au fond, ce serait l’horizon de l’économie de l’import-export après les étapes de destruction des bases industrielles et ressources naturelles : mettre à la disposition de l’ultra-capital non pas des prolétaires mais des soldats pour ses guerres, des mercenaires pour ses coups tordus, des gardes-chiourmes pour protéger ses intérêts.

Il est grand temps de tourner la page du congrès de Tripoli, d’en venir à une nation citoyenne appuyée par une armée soustraite au piège de l’informel et de la gestion par ses avatars.

A. H.-N., ancien gouverneur de la Banque centrale d’Algérie

La première partie : Abderrahmane Hadj-Nacer : au-delà du M’zab, au-delà des clans, la servitude (I)

Lu dans El Watan du 8 février 2014

Plus d'articles de : Opinion

Commentaires (0) | Réagir ?