Jean Daniel et Albert Camus : l’envers et l’endroit

Albert Camus
Albert Camus

En 1947, Jean Daniel Bensaïd dirige la revue Caliban, un Reader Digest algérien qui s’appuie sur un large réseau de journalistes et d’intellectuels. Revue mensuelle modeste, Caliban se tient à l’écart de la vie politique, enfiévrée par les débats sur le Statut de l’Algérie et l’affirmation du MTLD qui a transformé le vote pour les élections municipales en un référendum, pour ou contre une Constituante.

Au sixième numéro de Caliban, Camus prend contact avec Jean Daniel mais "l’amitié naissante" dont il parle reste en dehors du champ politique : Camus est proche de Messali Hadj et Daniel de Ferhat Abbas qui a abandonné dans l’UDMA, le mot d’ordre de l’Assemblée Constituante Algérienne, plébiscitée au Congrès de mars 1945 des AML.

Dans les années cinquante, les deux écrivains soutiennent Pierre-Mendès France qui, en 1954, a dégagé la France du bourbier indochinois et amorcé avec le discours de Carthage, une politique libérale en Tunisie.

Après "la Toussaint rouge", Camus et Daniel condamnent les actions terroristes du FLN pendant l’insurrection du 20 août 1955 et la répression. Elle entraîne une crise politique qui conduit le premier ministre Edgar Faure a dissoudre l’Assemblée nationale. Ouverte en décembre, la campagne électorale pour les législatives, surtout axée sur le problème algérien, revêt un caractère passionné.

Le 15 septembre, France Observateur publie un article de Robert Barrat : "Un journaliste français chez les hors-la-loi algériens" qui fait de Krim Belkacem, le chef de l’ALN sous la direction d’Abane Ramdane, le chef du FLN ayant regroupé, à l’exception du MNA, tous les courants du nationalisme algérien. Un FLN réaliste, écrit-il, car prêt à négocier l’indépendance de l’Algérie, mais "par étapes" et "démocratiquement".

Peu après Francis Jeanson publie L’Algérie hors la loi qui fait scandale. Jeanson fait la promotion du FLN présenté comme le véritable interlocuteur de la France pour négocier avec la France un compromis, devant conduire, quand les conditions seraient réalisées à l'indépendance de l’Algérie. Camus était indigné par le livre de Jeanson et selon Dechezelles, que j’accompagnais souvent au Tribunal de Paris, il aurait approuvé sa critique sévère faite à Jeanson. 

Spécialiste des questions coloniales à l’Express, Jean Daniel a considéré que la Conférence de Bandoeng avait sonné le glas de la domination coloniale européenne en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique. Il allait désormais installer son fauteuil dans la marche de l’histoire et participer à la formation d’un lobby favorable au FLN regroupant l’Express, Témoignage Chrétien, Libération, Le Monde, France Observateur, les Temps modernes et la revue Esprit.

Camus et Daniel saluent la victoire du Front Républicain et le discours de Guy Mollet pour une solution pacifique. Mais après «la journée des tomates» à Alger, le 6 février 1956, l’Assemblée nationale vote le 12 mars les pouvoirs spéciaux qui engagent le contingent dans la guerre d’Algérie. Selon Yves Dechezelles, Camus aurait soutenu la manifestation pacifique organisée le 9 mars par le MNA en direction de l’Assemblée nationale contre les pouvoirs spéciaux. Sur cette manifestation Jean Daniel ayant gardé un silence désapprobateur, son amitié entre Camus ne disparaît pas, mais leur désaccord sur la guerre menée par Guy Mollet en Algérie, conduit à une rupture politique.

Camus refuse de considérer le FLN comme la "Résistance algérienne". Il dénonce le massacre de Melouza, la guerre d’extermination menée par le FLN contre les maquis du MNA et l’accord passé entre les chefs du FLN (Mohamed Harbi et Lebjaoui) et André Tollet (BP du PCF) qui ont créé les conditions politiques pour que les tueurs du FLN assassinent en France la direction du syndicat USTA après son Congrès de juin 1957. Il approuve aussi la position de la Fédération de l’Éducation Nationale (FEN) qui avec la Table ronde, propose une solution démocratique au problème algérien, celle défendue par le MNA. Camus signe encore en septembre 1959 l’Appel de Messali Hadj pour mettre fin à la guerre entre les deux organisations nationalistes et il se rallie au plan Lauriol, mais en reprenant la position de Messali sur la Constituante et le Commonwealth franco-maghrébin et Franco-Africain.

En 1964, Daniel quitte l’Express pour fonder et diriger le Nouvel Observateur. Dans d’innombrables articles et éditoriaux, il parle de l’amitié profonde qui l’unissait à Camus et qui a résisté à leurs divergences sur l’indépendance de l’Algérie. Dans ses livres de réflexions et ses oeuvres autobiographiques : Le temps qui reste (Gallimard, 1984), La Blessure (Grasset, 1992), Camus est omniprésent et il s’étonne qu’il soit devenu la référence de presque tous les grands écrivains et l’auteur le plus lu dans le monde.

Surfant sur cette vague, Jean Daniel va claironner que Camus était son ami et qu’il était donc, le mieux placé pour en parler. Dans le livre qu’il écrit : Avec Camus, comment résister à l’air du temps (Gallimard, 2006), il construit la biographie de son héros : un homme profondément attaché à sa terre natale, viscéralement habité comme Nietzsche par le désir d’être heureux, intransigeant contre tous les terrorismes, en particulier celui du FLN comme de toutes les répressions. Il luttait pour la paix civile et la fraternité entre Européens et Musulmans, dans une Algérie fédérée à la France. Dépassé par les évènements, Camus meurtri aurait choisi de se taire.

C’est ce récit qu’il développe, le 13 mai 2007, à la Bibliothèque nationale à Alger. Peu avant, il explique au chef de l’État algérien qui l’a reçu avec bienveillance et dont il partagera la conception de l’algérianité de Camus, en d’autres termes que selon l’état civil, il était né en Algérie. Cette génuflexion devant le président d’un État totalitaire amènera Leila Aslaoui à adresser une lettre indignée au directeur du Nouvel Observateur. Même condamnation du régime de Bouflika par l’écrivain Benchicou et qualifié de "militaro-policier", "mafieux" et "arabo-islamique" par Aït Ahmed.

Le Cinquantenaire de la mort de Camus

Le caractère général chez les participants à cette commémoration était un mélange de respect et d’admiration pour le combattant et son oeuvre. Elle s’était enrichie avec la publication des deux derniers volumes des OEuvres dans la Pléiade (décembre 2008) et une profusion de livres, de revues et d’articles. Fait nouveau : «Le Cercle Algérianiste» a organisé à Marseille, le 12 janvier 2008, une Conférence où les Pieds-Noirs ont rendu un vibrant hommage à leur compatriote pour son combat et la solution démocratique qu’il proposait au problème algérien.

En 2009, nouvelle avalanche de livres et d’articles favorables à Camus. D’autres, par contre, comme l’écrivain américano-palestinien Edward W Saïd a parlé d’une oeuvre faite de "l’inconscient colonial". À sa suite, une cohorte de plumitifs et d’apparatchiks de la "famille révolutionnaire" ont critiqué Camus, défenseur de l’Algérie française. Jean Daniel saisit l’occasion pour insister sur sa proximité avec Camus et sa conception camusienne partagée pour Bouteflika sur l’algérianité de Camus : l’enfance passée avec une mère illettrée dans une famille pauvre, sa santé fragile, son instituteur, le gardien de but du RUA, la célébration des noces à Tipaza entre le soleil et la mer, les femmes séduites par sa ressemblance avec Humphrey Bogart. La divergence avec Sartre devait être soulignée, mais son combat contre le terrorisme du FLN et le stalinisme devait être minoré et son accord avec la solution démocratique de Messali Hadj, être gommé. Camus restait un algérien européen attaché comme sa communauté à l’Algérie française et il refusait l’avènement d’une Algérie indépendante.

Cette tentative d’utiliser Camus momifié pour rafistoler une relation conflictuelle entre Alger et Paris, avait pour objectif : la signature d’un traité d’amitié franco-algérien. Elle échoua et Stora, son homme lige, ne put réaliser un projet qui l’avait enflammé : diriger la « caravane Camus » qui devait sillonner l’Algérie pour présenter son oeuvre. Très affecté, Jean Daniel exprima dans une vingtaine d’éditoriaux, sa tristesse de voir « un rêve assassiné », puis il passa le relais à Benjamin Stora pour réussir cette même politique.

Le Centenaire de la naissance de Camus

En octobre 2013, une grande exposition et plusieurs colloques devaient se tenir à Marseille-Provence. Depuis mai 2012, Stora nommé commissaire de cette exposition par le Président Hollande, se trouva placé au centre de polémiques et d’oppositions qui aboutirent à son éviction. Avec fureur, Benjamin Stora s’expliquera sur ce pataquès dans un petit livre Camus brûlant. De son côté, Jean Daniel annonce l’annulation de cette exposition, après le dégagement de Stora (l’historien officiel du président Hollande), avant de s’excuser pour rester encore dans le jeu.

Dans un éditorial2, Jean Daniel reviendra avec attendrissement sur sa rencontre avec Camus qui avait fourni des papiers dans Caliban dont il était le rédacteur en chef, sur son amitié et sa proximité avec le prix Nobel, pour en recueillir miettes de sa notoriété.

Dans un autre éditorial3 où il polémique avec Michel Onfray, qui opposait Camus à Sartre, il écrit : "À la mort de Camus, Sartre a publié un hommage bouleversant, avec une solennité pathétique, qui le plaçait dans la tradition des philosophes qui ont le mieux contribué à la pensée française. Après Sartre, il fallait se taire ou au moins le citer. […] Alors il serait temps, chaque fois, de republier ce texte de Sartre que j’adore et que j’ai su par coeur, car c’est un grand texte."

Sur le tard de sa vie, Jean Daniel rend un vibrant hommage à Sartre, le chef de file des journalistes et intellectuels du lobby FLN dont il fut un membre actif et dont il reste le dernier Mohican. Jean Daniel reste égal à lui-même. Il est bien l’envers de Camus.

Jacques Simon

Notes 

1. "M. Jean Daniel converti à la réconciliation bouteflikienne", Le Soir d’Algérie, 24 mai 2007.

Mme Aslaoui-Hemmadi, ancien magistrat est l’épouse du Dr Aslaoui Mohamed-Reda assassiné le 17 octobre 1994 par l’islamisme terroriste.

2. «Camus à l’appareil», Le Nouvel Obs., 26 septembre 2013.

3. «L’épouvantail des Frères musulmans», Ibidem, 29 août 2013.

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