"On n'est pas au Matin, ici ! "

"On n'est pas au Matin, ici ! "

A l'inverse de ses nombreux confrères et consoeurs qui ont fuit l'Algérie dans les sanglantes années 90, Ghania Khelifi, ex-rédactrice en chef de Liberté et du Matin, n'est arrivée à Paris que début 2006. Quelque mois après le référendum voulu par le président Abdelaziz Bouteflika en vue de restaurer la paix civile et faire oublier les treize ans de guerre civile et ses 150 000 morts. Dans un entretien exclusif accordé à Arab Press Network, elle explique les raisons de ce départ tardif, revient sur son parcours de femme journaliste qui en dit long sur les tensions qui agitent l'Algérie.

APN : Racontez-nous votre parcours de journaliste.
Ghania Khelifi :
J'ai commencé à écrire pour trois ou quatre titres qui ont rapidement mis la clé sous la porte. J'ai ensuite intégré L'Observateur, hebdomadaire créé en 1990 par un industriel, mais en qualité de documentaliste. C'est par pur hasard que l'on m'a confié la rédaction d'un article pour combler un trou et c'est comme ça que j'ai commencé à signer des papiers dans L'Observateur. Deux ans plus tard, en 1992, le journal avait disparu pour des raisons politiques. J'ai intégré alors Liberté, quotidien qui venait tout juste d'être lancé. J'ai été en charge d'enquêtes et de reportages. La concurrence était très rude à l'époque notamment celle d'El Watan, et du Matin. Il fallait que le journal se fasse une place et il a réussi en se spécialisant dans les dossiers noirs comme la corruption des élites, au sein de la douane etc.

En un an d'existence, Liberté était devenu le premier quotidien en termes de tirage et j'ai été nommée rédactrice en chef. Même si les conditions de travail étaient dures à cause de l'insécurité, du couvre-feu et d'autant plus pour moi, en tant que femme, occupant un poste de responsabilité, j'ai le souvenir d'une époque où l'on jouissait d'une liberté de ton extraordinaire. On défiait les tentatives de censure des autorités. Quand j'y repense aujourd'hui, je me demande comment on a pu reculer à ce point là aujourd'hui. J'ai fini par quitter Liberté en 2000. Je crois qu'on ne voulait pas d'une femme à un poste de responsabilité et l'on a commencé à tout me reprocher. J'ai alors rejoint Le Matin où jusqu'à la fermeture du journal en 2003 et l'emprisonnement de son directeur, Mohamed Benchicou, j'ai retrouvé le plaisir d'écrire librement. Ce fut une belle expérience après laquelle je suis retournée à Liberté, en qualité, cette fois, de directrice de la rédaction mais au bout d'un moment, on a à nouveau commencé à me reprocher de ne pas respecter la ligne éditoriale, de prendre trop de liberté et de laisser passer des choses qui portaient atteinte aux intérêts du groupe propriétaire du journal. On me disait « On n'est pas au Matin ici ». Finalement, on a nommé un directeur général adjoint à la rédaction début 2006, une façon de m'écarter ! Quelques semaines plus tard, j'ai démissionné car je ne voulais pas sortir la brosse à reluire ou écrire sous la dictée de qui que ce soit.

APN : Pourquoi avoir quitté l'Algérie à l'heure où l'on prônait la réconciliation et le retour de la paix ?
GK :
Depuis le début des années 2000, en plus de la continuelle détérioration des conditions de travail qui empêchent les journalistes d'aller sur le terrain, une sorte de léthargie a mis à mal l'audace dont avait preuve la presse au début des années 90. La sécurité retrouvée ne s'est pas accompagnée du progrès de la liberté d'expression. Désormais, on assiste à une course au profit dans toutes les sphères y compris la presse. J'étais très déçue car je pensais qu'après la guerre civile et toutes ces années de sacrifice il y aurait une instauration de la liberté, de la démocratie et à un retour à des normes professionnelles. Mais en fait à partir de 1998, nous avons assisté à un recul sur le plan des libertés. En réalité, les islamistes qui ont perdu militairement ont gagné idéologiquement dans la mesure où ils ont imposé leur vision. L'esprit bigot s'est généralisé. On n'arrive plus à raisonner objectivement. On explique tout par la religion. Les laïcs et les démocrates sont devenus des bêtes curieuses mais en même temps comment demander à un peuple d'être démocrate quand il n'a jamais connu la démocratie. J'ai l'impression qu'on a résisté au terrorisme islamiste pour rien. Pendant les années de violence, je n'ai jamais pensé à partir, je croyais naïvement à un avenir de liberté et de modernité à une sorte d'âge d'or ! Mais l'autocensure dans la presse, le harcèlement judiciaire qu'elle subit, le recul des libertés et la réconciliation nationale telle que pratiquée me font douter de l'utilité de nos sacrifices. Dans l'absolu, je suis favorable au principe de réconciliation, mais je crois que la justice doit être rendue au préalable et la vérité connue avant que le pardon ne soit possible. On ne peut pas oublier toutes ses vies humaines perdues, toutes ces horreurs commises. Les jeunes générations doivent savoir que le crime ne peut rester impuni quel que soit son motif. Je pense qu'il y va de notre hygiène mentale.

Aujourd'hui, je considère que l'Algérie est un pays à l'Etat comateux puisque tout le monde, les jeunes comme les moins jeunes veulent partir à l'exception de la petite poignée qui se fait beaucoup d'argent. Cela fait d'autant plus mal au coeur que l'Algérie est un pays riche comme chacun le sait. Le choix que j'ai fait de partir à plus de quarante ans n'a pas été facile. Parce que si je ne sais rien faire d'autre qu'écrire je ne sais pas être autre chose qu'algérienne.

APN : Quelles ont été les répercussions de votre départ sur votre carrière de journaliste ?
GK :
J'ai quitté un poste de direction dans un grand quotidien pour devenir correspondante à Paris. J'ai d'abord travaillé pour le quotidien L'Expression et actuellement pour le Midi Libre. Etre correspondant d'un journal algérien est une manière de ne pas rompre totalement les ponts. En même temps, je ne vois pas d'autres possibilités pour qui veut rester dans le métier puisque les médias français nous sont quasiment fermés. Je dois dire qu'être correspondante est une expérience enrichissante car on est amené à toucher à tous les sujets et l'on doit constamment faire le tri parmi la multitude d'informations qui se déversent. J'ai repris le travail de terrain de mes premières années et je rencontre des journalistes de plusieurs pays et des personnes aux parcours differents. Ce qui est une chance en soi.

Le plus difficile en France est de rompre l'isolement professionnel. Nous sommes des dizaines et des dizaines de journalistes algériens à Paris mais nous nous ne voyons pas.

Pour sortir de cet isolement, il y a deux mois, avec un groupe de confrères nous avons créé le Club des journalistes algériens en France pour que les membres de la profession puissent se réunir et échanger leurs expériences. J'ai aussi récemment intégré un réseau de journalistes euroméditerranéens créé par le site Babelmed. Nous travaillons sur plusieurs enquêtes journalistiques dans les pays méditerranéens. Mon départ m'a redonné l'envie de me lancer dans des projets, de recommencer à croire que l'on peut tout faire si l'on y met suffisamment de volonté.

Press Arab Network

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Commentaires (3) | Réagir ?

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makdeux

Il me parait plus passionnant de rester se battre aujourd-hui que les choses semblent plus difficiles sur tous les plans; car hier et avant hier la liberté de ton n'était pas le résultat UNIQUE du combat des journalistes mais aussi une faiblesse passagère d'un POUVOIR en proie au doute. En d'autre termes la manipulation était le maitre mot en tout?. aujourd'hui l'état, pardon, le POUVOIR toujours est redevenu très fort Avec l'appui de ceux qui l'ont combattu hier ne fait plus de cadeaux?. d'où le grand mérite de ceux qui lui résistent. Ceux qui partent ont le droit de le faire mais ceux qui restent ne gagnent pas forcement des tonnes d'argent.

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Abdelkader Saadallah

Bonjour Ghania, j'ai ete tres touche par votre temoignage et je vous souhaite tout le courage possible et de reussir encore plus loin dans votre profession. Vous etes jeune, vous avez la passion de votre boulot et la volonte, vous reussirez, j'en suis persuade. Cela m'a replonge dans mon passe, j'ai quitte mon pays (il de cela 14 ans) alors que tout s'ecroulait y compris dans mon esprit, a 50 ans pour me reconstruire en passant par deux autres langues et en me specialisant dans un creneau tres pointu de ma profession, en apprenant a utiliser divers softwares professionnels, en passant par des entreprises pour finalement creer mon entreprise et continuer a avancer et comme on dit chez nous: "masal el khir elgoudem, in challah" Avec mes salutations amicales, Dr Abdelkader Saadallah, 01/04/08

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