Al-Bûni : Talismans, Shams al-ma’arif ou Shams at-tahrir ?

Al-Bûni, Shams al-ma’arif
Al-Bûni, Shams al-ma’arif

"Où trouver le talisman pour faire disparaître tant d'insurmontables difficultés ?". A ce cri de Chateaubriand, qui en appelait (dans son Essai sur les révolutions) à une "révolution complète du côté de la morale", Al Bûni avait déjà, à sa manière, répondu dans son ouvrage Le soleil des connaissances (Shams al-ma’ârif) : l’homme de science (ésotérique) était connu pour ses carrés magiques et ses jeux de correspondance, chers aux mystiques, des lettres arabes avec les chiffres et les astres. Une correspondance que nous révèle ce beau livre (Talismans) qui vient de paraître aux éditions Orient’s (www.orientseditions.fr).

Loin des amulettes de ces charlatans intronisés "marabouts", auxquels les orthodoxes voulurent le réduire, Al Bûni fonde ses talismans sur une méthode associant rationalisme et symbolisme : partant de "l’idée que l’univers a été créé par le langage divin, que cette syntaxe divine exprime à la fois l’énergie créatrice et l’organisation des créatures entre elles (…), Al Bûni pose en outre que les êtres humains dotés de connaissance et de piété peuvent comprendre une partie de ce langage, et l’utiliser pour modifier les phénomènes naturels et les états psychologiques." (Pierre Lory, dans son introduction). 

Le "langage divin" fera sûrement penser le Chrétien au "Verbe" de Dieu fait "Chair". Pour un Soufi, le Verbe est le vecteur de l’Esprit créateur : "Les lettres sont aux êtres ce que les esprits sont aux formes", écrit Al-Bûni. Sa science des lettres est à rapprocher de celle de la Kabbale juive, laquelle se fonde sur la "connaissance secrète" (sod, en hébreu) et selon laquelle les lettres concentrent en elles l’énergie divine. C’est par la maîtrise de cette science ésotérique que l’initié peut "décrocher" les clés de lecture de l’univers, visible et invisible. 

Al-Bûni, né dans la deuxième moitié du XIIe siècle, à Bône / Hippone (Annaba), d’où son nom, est mort en 1225, autrement dit huit siècles après saint Augustin, qui fut l’évêque de la même ville. Son vrai patronyme est : Ahmad Ibn Ali Ibn Youssef al-Bûni. Certains ajoutent une souche berbère : "Ibn al-Maliki al-Amazigh", quand d’autres l’occultent complètement. Disciple d’Abou Madiane (Sidi Boumediene), le saint patron de Tlemcen, il fut le contemporain d’Ibn Arabi, et passa une grande partie de sa vie en Egypte. Ses sources le rattachent aussi bien à Platon et Aristote qu’aux Ecritures saintes (Bible et Coran). De nos jours encore, il est vénéré et "consulté" au Maghreb comme en Afrique noire, au Proche-Orient comme parmi les communautés musulmanes d’Asie. Pour ses talismans, bien entendu, mais aussi pour ses "prières" qui, aux yeux des croyants, ont valeur d’ordonnances. Bien sûr, il y a à prendre et à laisser : l’une de ses prières, dite "Prière contre les tyrans", vaudrait "son pesant de poudre" (aurait dit Kateb Yacine), pour les peuples qui voudraient renverser leurs despotes. Il s’agit d’une prière qui, prise à la lettre aujourd’hui, ferait sourire les acteurs des "Printemps arabes". Qu’on en juge :

"Celui qui récite ces Noms de majesté : Ô Dieu, ô Résurrecteur, ô Créateur, ô Juste, ô Toi qui aides, Toi qui agis (…), et les récite soixante-dix mille fois, avec une ferme conviction (…) ; celui qu’un tyran a opprimé, qu’il récite ces Noms à la première heure le samedi, à la première heure du dimanche, à la deuxième heure du lundi, à la première du mardi (…), à la cinquième heure de la nuit du jeudi, à la quatrième heure de la nuit du vendredi. Avec la puissance de Dieu, le tyran sera emporté avant la fin de la semaine (…) Mais sois prudent, car les murs ont des oreilles (…)".

Certes, à ce rythme, les foules de la place Tahrir en seraient encore aujourd’hui à réciter les "Noms de majesté", et Moubarak comme Ben Ali continueraient à couler de beaux jours dans leurs palais ! Mais comme "les murs ont des oreilles", les illuminés ne manqueront pas de soupçonner Al Bûni d’avoir été pour quelque chose dans l’étincelle de Sidi Bouzid ! Autant dire que de Shams al-ma’arif à Shams at-Tahrir, il n’y aurait qu’un pas ? 

Salah Guemriche

Nota bene.: L’étymologie du mot "talisman" est souvent attribuée au grec, et l’arabe ne serait, d’après le Petit Robert, qu’un intermédiaire. Cependant, l’itinéraire de ce mot est bien plus complexe : "De l’arabe : ?????? : ?ilasm : figure magique, charme ; pluriel : ?????? : ?al?ssim. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique : "Terme arabe francisé (…) ; préservatif, figure, caractère, dont la superstition s’est servie dans tous les temps et chez tous les peuples. Dictionnaire de Gilles Ménage : "l’abbé de B., dans son Traité des talismans justifiés, dit que ce mot vient de l’hébreu tselem, qui signifie image". Le Trésor de la langue française (Tlf), lui, donne le persan ?ilism : "incantation, charme, sortilège", comme dérivé de l’arabe, lui-même emprunté au grec τ?λεσμα : "imposition, impôt, contribution, rite religieux". Sur la terminaison an, le même Tlf suppose néanmoins qu’"elle pourrait s’expliquer par l’hypothèse d’un emprunt au persan ?ilism?n, plur. vulg., ou à l’arabe ?ilasm?n, duel de ?ilasm"… Attesté dans le Dictionnaire de l’Académie française depuis 1694, la première occurrence date de 1592, comme "objet auquel les Arabes attribuent des vertus magiques" (Lettre au sieur Vazet, J. Scaliger, Opuscula varia, Paris 1610). Le Dictionnaire des dictionnaires le fait dériver du persan tilismân…" (Salah Guemriche, Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Seuil 2007 ; Points / Seuil 2012).

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Commentaires (1) | Réagir ?

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fateh yagoubi

merci pour le partage