Amachahou, le premier colloque international sur le conte !

C'est autour de la vie de Rabah Belamri que s'est tenu le colloque sur le conte à Béjaïa.
C'est autour de la vie de Rabah Belamri que s'est tenu le colloque sur le conte à Béjaïa.

Rabah Belamri, le "conteur des lumières intérieures" décédé à Paris en 1995, fut ressuscité cette semaine par les organisateurs de la "Ballade littéraire de Bgayet".

Autour de la vie de ce fils de Bougaa qui perdit la vue à 16 ans, et de son œuvre de poète au "regard blessé" s’est tenu le premier colloque international sur le conte. La belle salle du théâtre régional de Bejaia a donc abrité les 2 et 3 juin passés cet événement regroupant une dizaine d’universitaires spécialistes du patrimoine culturel immatériel méditerranéen, avec des conteurs, des artistes peintres et des hommes et femmes de théâtre.

Abdelkader Benarab, journaliste international évoluant entre la France, l’Allemagne et les USA, ouvrit la porte du colloque par la formule magique Kabyle "Amachahou", un idiome de conteur qui a traversé le temps en gardien tutélaire de la mémoire collective amazighe. Il fit cheminer la vie et l’œuvre du poète non voyant sur les sentiers verruqueux de son village natal pour lui faire prendre l’envol salutaire sur Bouraq, le cheval ailé qui lui fit traverser la méditerranée et le déposa sur le terreau fécond de l’exil, blessure nourricière soignée au quotidien par Yvonne sa femme, son amour et ses yeux.

"Allumez-moi le quinquet"

L’émotion fut à son comble dans la salle quand le frère aîné de Rabah, prit la parole pour évoquer sa douloureuse adolescence, les conditions fatales où ce jeune prodige perdit ses yeux ! "Allumez-moi le quinquet, Je ne vois plus rien", disait Rabah à sa sœur en plein jour. La famille ne fut certaine de sa cécité que lorsqu’il fut renvoyé du lycée Albertini de Sétif, parce qu’il ne distinguait plus le jour de la nuit. On tenta de le soigner avec des herbes médicinales locales ! Un herboriste charlatan lui appliqua de l’oxyde de cuivre qui incendia ses pupilles. On finit par l’hospitaliser dans la capitale. Victime d’une bombe de l’OAS, à la veille de l’indépendance alors qu’il était en soins intensifs à l’hôpital Mustapha d’Alger, Rabah le visionnaire perdit ses yeux le jour où l’Algérie recouvra l’indépendance. De ce destin tragique, Il entama l’obscur mais salvateur apprivoisement de ses lumières intérieures. Son cœur remplaça ses yeux. Du recueil Regard blessé paru chez Gallimard en 1987, le journaliste Abdelkader Benarab, fit jaillir les sources de l’invisible auxquelles le génial conteur s’abreuvait. Rabah Belamri inconnu dans son pays, a produit dans la langue de Voltaire 28 ouvrages entre romans, essais, recueils de poèmes, de contes, et récits. De la lignée des Feraoun, Mammeri, Dib et Kateb Yacine, Il est traduit en grec, en néerlandais, en Italien.

Autour d’Hervé Sanson, anthropologue, Français spécialiste du conte et du domaine Amazighe, de s’envoler avec L’oiseau du Grenadier, ce recueil où Belamri étala toute sa dimension de naturaliste dans cette relation de protection entre l’arbre et l’oiseau. L’envol était fantastique. Tous les sens en éveil, nous primes la canne blanche de Rabah pour nous guider dans les tréfonds magiques de sa poésie. Inspiré, Hervé Sanson nous prit la main et nous fit découvrir l’âme errante du poète qui vécut de ses contes narrés sans pouvoir voir son public.

La salle silencieuse fut soudain traversée par la forte présence invisible de Rabah Belamri. Les animateurs de la "Ballade littéraire de Bejaia" projetèrent les images de l’enfance du prodigieux conteur, son village kabyle aux basses maisons, ses murailles de pierre, ses tuiles romaines, ses mausolées, ses sources qui ruissellent, ses chemins muletiers, ses itinéraires d’innocence qui se terminent dans des refuges buissonneux à l’ombre des arbres sous le chant des oiseaux. Le petit documentaire était habité par la présence fugace des tableaux de l’immense peintre Dinet.

Nous attendions Anna Maria Di Tolla, elle devait nous expliquer la construction de l’imaginaire et les stratégies narratives développées par les Amazighs dans leurs contes oraux. La spécialiste du conte méditerranéen et du monde Amazigh n’arriva point, le visa ne lui fut pas délivré à temps ! Encore un coup tordu de la bureaucratie consulaire algérienne contre la culture ancestrale. Chez ces décideurs là, quand la culture n’est pas vue comme un danger pour leur hégémonie, elle est perçue comme une perte de temps, ce temps qu’ils consomment dans l’affairisme avec l’argent des contribuables algériens.

Léo Frobenius revient en Kabylie 

Rachid Menjli, conteur professionnel, chercheur en anthropologie au CEERS de Paris sous l’aile protectrice de Tassadit Yacine, prit le relai pour lire la communication d’Anne Neuscaffer, la spécialiste allemande de l’œuvre de l’africaniste Léo Frobenius, dont l’historique et singulier travail ouvrit dès le début du 20ème siècle des perspectives nouvelles pour la mythologie berbère. Anne Neuscaffer ne put nous rejoindre pour les mêmes raisons bureaucratiques qui ont empêché la venue d’Anna Di Tolla.

Léo Frobenius a séjourné en Kabylie au printemps 1914 pour recueillir les récits mythologiques des sages kabyles des At Bou Mehdi, de la région de Draa El-Mizan et des villages d’At-Yenni. La mémoire collective des At-Melikeche et celle des Illoulen a retenu le passage dans leurs montagnes d’un allemand original avant la première guerre mondiale. Son œuvre en trois volumes, parut dans la langue allemande entre 1922 et 1923. Il a fallu attendre 1998 pour avoir une traduction vers le français par Ariette Roth, puis une seconde par Fetta Mokran. L’Œuvre de l’africaniste allemand réhabilita la dimension cosmogonique de l’amazighité que les anthropologues de la colonisation française ont occulté, reduisant les berbères à des peuplades vivant de rites folkloriques sans représentation de l’univers et sans mythes fondateurs. En plus de leur calendrier agraire qui date du règne pharaon Chéchong 1er fondateur de la 22ème dynastie égyptienne, 950 ans avant Jésus christ, les amazighs avaient leur interprétation de la genèse de l’univers bien avant l’avènement du monothéisme. 

L’universitaire Malika Boudalia-Greffou, développa la nécessité de réintroduire le conte comme pratique pédagogique de base à l’école algérienne. La pratique d’amputation portée par les programmes scolaires de l’école algérienne a été patiemment démontée par cette pédagogue dont la renommée fut établie grâce à son ouvrage sur le système éducatif algérien paru sous le titre L’école algérienne de Ben Badis à Pavlov, brûlot qui lui valut la disgrâce de cette institution dont elle démontra le fonctionnement contreproductif. La comparaison avec l’école européenne dont les programmes portent un corpus d’un millier de contes était d’autant plus intéressante que l’exclusion du conte alors que notre société est à culture foncièrement orale constitue une aberration insupportable.

La transmission du lexique, la formation de l’imaginaire, le transfert des valeurs sociales de base, la préparation de l’enfant à l’entrée dans le monde réel par la création narrative dans son imagination d’un monde virtuel avec tous les attributs édulcorés de la réalité sont entre autres les fonctions du conte dont sont privés nos enfants. Malika Boudalia, revendiquera l’introduction de l’oralité dans les relations formateurs – apprenants contre l’usage-écran du manuel scolaire ! "Il est inconcevable que dans le pays de l’oralité multimillénaire il n’y ait pas un seul conte dans les programmes scolaires !", dira-t-elle. On aura compris que les stratèges arabo-islamistes du système éducatif algériens nourris au mépris de la culture populaire et des valeurs du terroir, aient privilégié la dimension idéologique sur les autres aspects de l’éducation, la sauvegarde de la mémoire collective et le recouvrement de l’identité amazighe ancestrale notamment !

Une discussion très riche s’installa de la salle où de nombreux universitaires échangèrent des analyses sur l’apport incontournable de Léo Frobenius pour notre mythologie et sur l’absence du conte dans les programmes scolaires, dans les processus de transmissions du savoir et de la culture dont sont victimes nos écoliers, amputation institutionnelle qui forme sans doute le terreau de la violence et de l’intégrisme religieux.

En début de soirée, la virtuose comédienne marseillaise, Virginie Aimone, mise en scène par Jeremy Beschon, interpréta l’œuvre de Tassadit Yacine Chacal, la fable de l’exil. Ce fut une magistrale restitution artistique de la mémoire amazighe dans toutes ses dimensions anthropologiques, sociales, historiques et politiques ! De la première mère du monde" (Yemma-s n ddunit) génitrice cosmogonique de l’amazighité jusqu’au combat féministe pour l’égalité de sexes, le glissement fut d’une grande fluidité, à l’image de la souplesse plastique de la comédienne ! La prestation de l’actrice fut un régal pour les yeux, une leçon d’art dramatique avec pour support un conte kabyle ! Le débat dirigé par Tassadit Yacine et Jérémie Beschon s’ouvrit par "Amachahou" comme un conte et se déroula selon la formule incantatoire "comme un long fil". Nous fûmes emmenés sur les entiers lumineux du conte construit par Tassadit avec des fragments de la mémoire locale, des survivances qui ressurgissent sur les planches dans les expressions d’une comédienne géniale.

La planète terre repose sur la corne du bœuf originel !

Le second jour débuta par la communication de l’universitaire Rachid Oulebsir. Cet ancien journaliste du Matin, écrivain mémorialiste original qui vit avec les paysans du Djurdjura, développa le thème novateur du patrimoine culturel immatériel de Kabylie et sa dimension cosmogonique notamment. Il entreprit de comparer les récits de Léo Frobenius et les survivances culturelles que la mémoire des paysans kabyles entretient comme de petits joyaux immortels !

Très attentif, le public apprit que les Berbères avaient leur explication de la formation de l’univers bien avant les exégèses des trois religions monothéistes. L’apparition des humains, des animaux, des plantes, la formation des astres, de l’air, de l’eau, tous ces phénomènes avaient une explication. Les symboles artistiques de la poterie et du tissage, les fresques et les gravures rupestres du Tassili, les haltes festives du calendrier agraire, les rituels sacrificiels propitiatoires, les esprits gardiens tutélaires de la nature et de la vie (Iassassenes), les rites funéraires et les visites des cimetières, les expressions idiomatiques, les divinités païennes et animistes, toute cette culture retrouve du sens, dès que l’on sait que nos ancêtres avaient leur explication de la genèse de l’univers ! 

Rachid Oulebsir dont les recherches sur le patrimoine immatériel commencent à donner leurs fruits dans des publications, a revisité l’œuvre de Léo Frobenius au grand bonheur du public en besoin de merveilleux et de renouveau identitaire. L’élite universitaire en apnée dans la mer stérile de l’arabisation avait visiblement besoin de sortir la tête de l’eau et ce genre de communication est un véritable appel d’air !

Dehbia Ammour, docteur en anthropologie, spécialiste de la pédagogie du conte développa avec bonheur l’éducation par le conte en milieu scolaire et les apports du conte dans les espaces du travail et de l’activité professionnelle. Enorme performance assurée par cette dame issue d’une famille d’artistes ! Sa communication rejoignit celle de Malika Boudalia de la veille. Le conte à l’école est incontournable dans la transmission du savoir, de la sensibilité, du vocabulaire, et des valeurs fondatrices de l’identité. Avec l’usage du conte la pédagogie moderne se ressource à la vérité pratique de la culture vernaculaire d’antan. 

Après cette éloquente démonstration de Dehbia Ammour, Denise Brahimi, anthropologue connue pour ses travaux sur le domaine amazigh, ressuscita la grande conteuse et cantatrice Marguerite Taos Amrouche. Les 23 contes du «Grain magique sont autant de ponts vers l’universalité culturelle. Denise n’eut aucune peine à relier l’œuvre de Taos Amrouche aux apports des grands créateurs narrateurs que furent Grimm, Perrault et autres conteurs d’Afrique et d’Amérique ! Le débat re- convoqua l’apport incontournable de Léo Frobenius, même si la spécialiste Tassadit Yacine tint à tempérer cet enthousiasme par les "bévues" du chercheur allemand abusé par certains récits ! Des incohérences et incongruités dues probablement aux conditions de restitution de ces contes frappés par le sceau de l’interdit ! "C’était un savoir dangereux pour ses détenteurs" écrivait Léo Frobenius en 1922 !

Dans l’après-midi, Wafa Mokrani, étudiante en mathématiques de l’université Mira-Abderahmane de Bejaia, se chargea de la lecture de la communication de l’universitaire Hamma Meliani, spécialiste Chaoui du conte Amazigh. Hamma Meliani dut nous quitter pour rejoindre sa famille dans l’est Algérien à cause d’un décès. Son apport fut dans la ligne de Malika Greffou et de Dehbia Ammour : l’inévitable apport du conte à la formation du cerveau et de la sensibilité des écoliers ! Le conte est sans aucun doute un outil universel de formation et d’éducation. Les travaux du psychiatre Bruno Bettelheim furent évoqués en appui scientifique à une culture de la prévention de la violence sociale.

Le professeur Renia Aouadène, écrivaine et conteuse de l’autre rive de la méditerranée, illumina la salle par sa communication sur "Rabah Belamri le conteur des lumières intérieures". Ce fut un moment d’intense émotion avec l’évocation de cette relation amoureuse unique entre le conteur et sa compagne Yvonne qui fut sa femme et ses yeux ! L’âme de Rabah, qui vécut en conteur professionnel, survola le public comme une hirondelle un premier jour de printemps lorsque Ghenia Aouadène, la fille de Boukhlifa, évoqua les poèmes de "La rose rouge", les contes du "Bélier de la montagne" et les récits du Soleil sous le tamis! Elle restitua à notre "regard blessé" quelques fragments du rêve immense de Rabah Belamri !

Tassadit Yacine, qui fut la magistrale marraine de ce colloque, le clôtura par une époustouflante communication sur "L’amour dans les contes kabyles". Elle révéla la profondeur érotique des contes kabyles en ouvrant un sentier demeuré jusque là tabou, "tel l’entrebâillement interdit de l’habit, là où le plaisir prend sa source" ! De "Yemma-s n ddunit", la première mère du monde, à la femme kabyle d’aujourd’hui, "princesse secrète d’un monde faussement masculin", l’amour est la principale motivation motrice de la vie chez les Kabyles comme chez les autres les êtres de l’univers 

Rachid Oulebsir

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Quelqun EncoreQuelqun

@ Rachid Oulebsir (auteur de l'article)

" Le second jour débuta par la communication de l’universitaire Rachid Oulebsir. Cet ancien journaliste du Matin, écrivain mémorialiste original qui vit avec les paysans du Djurdjura, développa le thème novateur du patrimoine culturel immatériel de Kabylie et sa dimension cosmogonique notamment. Il entreprit de comparer les récits de Léo Frobenius et les survivances culturelles que la mémoire des paysans kabyles entretient comme de petits joyaux immortels !

Rachid Oulebsir dont les recherches sur le patrimoine immatériel commencent à donner leurs fruits dans des publications, a revisité l’œuvre de Léo Frobenius au grand bonheur du public en besoin de merveilleux et de renouveau identitaire. L’élite universitaire en apnée dans la mer stérile de l’arabisation avait visiblement besoin de sortir la tête de l’eau et ce genre de communication est un véritable appel d’air ! "

Ceci sous la plume bien évidemment de monsieur Oulebsir lui-même... comment dire? Il y a comme un peu de Valérie Giscard d'Estaing et d'Alain Delon dans l'approche... vous m'avez compris? Pas tout à fait? Eh bien cette façon de s'auto-congratuler ou de parler de soi à la 3e personne du singulier est assez singulière pour être relevée.

Sinon, très belle initiative que cette "Ballade Littéraire de Vgayeth" et salutations RESPECTUEUSES à Tassadit Yacine.