Entretien avec Malik Aït Aoudia et Séverine Labat : «Tibhirine, c’était bel et bien le Groupe islamique armé (GIA)»

Entretien avec Malik Aït Aoudia et Séverine Labat : «Tibhirine, c’était bel et bien le Groupe islamique armé (GIA)»

Le journaliste-réalisateur Malik Aït Aoudia et la politologue Séverine Labat reviennent, dans un documentaire, sur l’affaire des moines de Tibhirine, qui sera diffusé aujourd’hui sur France 3. Pour eux, il n’y a plus aucun doute : c’était bien le GIA qui a égorgé les moines de Tibhirine. Dans cette interview, ils parlent d’une même voix.

- Pourquoi revenir sur cette affaire après tant d’années ?

C’est en 1997 que nous avons commencé à travailler, chacun de notre côté, sur l’histoire de l’enlèvement et de l’assassinat des sept moines de Tibhirine. Le 11 septembre 2001, lorsque nous avons commencé à travailler ensemble pour réaliser Autopsie d’une tragédie, nous nous sommes rendus compte que nous avions la même approche méthodologique, à savoir ne questionner pour nos documentaires que les témoins et acteurs des événements que nous allions raconter. Autrement dit, nous avons clairement décidé de sortir de «l’approche qui présente les propos d’une personne qui a vu l’homme qui peut être aurait rencontré la personne qui a vu l’ours peut-être quelque part». Dans Autopsie d’une tragédie, nous avions abordé la question des moines de Tibhirine. Le passage devait durer 7 minutes, trop peu pour raconter vraiment cette histoire. Nous nous sommes alors promis, dès que cela serait possible, d’aller au bout de nos recherches pour raconter le martyre des sept moines. Cela a pris du temps parce que certains témoins étaient au maquis, en prison ou parfois même perdus dans la «nature» ou occupant des fonctions leur interdisant de parler de cette affaire. Il a donc fallu les retrouver, discuter avec eux des événements et ensuite les convaincre de témoigner devant une caméra. Lorsque nous avons été convaincus de pouvoir raconter l’histoire avec la précision et l’émotion requises pour un tel drame, nous avons proposé ce documentaire à France 3, qui a accepté de nous accompagner dans cette aventure.

- Comment avez-vous procédé dans vos recherches ?

La première chose est de tout lire et tout voir sur le sujet, de tout analyser et de confronter les témoignages. Il faut aussi étudier la constance dans le témoignage et confronter ces témoignages avec des éléments factuels que l’on peut recueillir. On commence à aller à la rencontre de ces témoins ou acteurs. Il s’agit, en somme, d’une véritable enquête judiciaire sans les moyens de coercition du juge ou du policier. Cette phase d’enquête est primordiale, c’est elle qui permet de sélectionner les personnes que nous allons ensuite interviewer pour raconter l’histoire.

- Justement, certains disent que vous avez évité des témoins parce qu’ils dérangeaient votre thèse… 

Vous parlez de Tigha ?

- Par exemple… 

C’est un bon exemple. Cet ancien sous-officier déserteur est un menteur. La première interview qu’il a accordée au quotidien français Libération raconte qu’il aurait vu les moines dans la caserne du CTRI, à Blida, durant la nuit de leur enlèvement. «Il aurait vu», cela signifie qu’il serait donc un témoin. Il a créé la sensation parce qu’il aurait été témoin de la présence des moines dans une caserne de l’armée algérienne. Le problème est que ses propos évoluent. Finalement, il n’a plus vu les moines lui-même dans la caserne, mais on lui aurait dit qu’ils étaient dans la caserne. Cela change tout. Même dans le livre de Rivoire, on peut lire (page 160) à propos de Tigha : «Mais il est vrai qu’après avoir affirmé les avoir aperçu de loin, il a finalement expliqué, en 2008, que c’était un de ses collègues, le capitaine Redha, qui lui aurait affirmé que les moines avaient transité par le CTRI.» Il manque juste une phrase : «Tigha est un menteur et il nous a roulé dans la farine pour obtenir l’asile en Europe.» Au lieu de cela, certains, toujours les mêmes, continuent de lui donner du crédit pour une seule et unique raison : Tigha continue de maintenir le trouble en accusant l’armée algérienne. Pour revenir à notre travail, au moment où les moines sont supposés être à Blida selon Tigha, nous avons pu établir qu’un jeune homme a été enlevé par des terroristes du GIA conduits par Missoum, et détenu dans la même maison que les moines, dans la montagne de Guerrouaou. Nous l’avons rencontré et interviewé. Il dit exactement la même chose depuis 1996 ! Entre les deux, il n’y a pas photo. Nous pouvons, de la même manière, vous montrer pourquoi tous ces soi-disant témoins n’en sont pas et pourquoi nous avons décidé de mettre tous ces imposteurs de côté. Nous ne les avons pas interviewés parce que nous ne voulions pas faire un documentaire sur les théories complotistes révisionnistes appliquées à l’Algérie.

- Pour vous, il ne fait aucun doute que c’est le GIA qui a tué les moines. Pourquoi ?

Nous n’avions aucun a priori en commençant à travailler. Ce qui nous intéressait, c’était de raconter la vie des moines pendant les années de sang et de larmes, de raconter leur enlèvement, leur détention et leur assassinat. Rien d’autre. Et c’est ce que nous avons fait. Pour être à chaque instant de cette tragédie «au plus proche des moines», nous avons recherché des témoins pour pouvoir essayer de raconter l’histoire telle qu’elle s’est déroulée. Il se trouve maintenant que c’est le GIA qui a enlevé, détenu et assassiné les moines. Point.

- Cette affaire est-elle à l’origine de la scission du GIA ? Et donc de la naissance GSPC, ancêtre d’AQMI ? 

On ne peut pas dire cela de cette manière. Les sujets de discorde entre les différentes régions et émirs du GIA étaient nombreux à l’époque. En revanche, comme Hassan Hattab nous l’a dit pendant l’entretien filmé, l’affaire des moines a accéléré la rupture entre une partie des émirs locaux et la direction nationale du GIA.- Ne craignez-vous pas d’être accusés d’accréditer la position officielle ?Que faut-il faire lorsqu’un documentaire reposant sur une enquête implacable recoupe une version officielle ? Il faudrait jeter tout ce travail à la poubelle ? Cela signifierait que la souffrance des moines ne serait digne d’intérêt que s’ils ont été victimes de l’Etat algérien, qu’elle ne serait qu’un alibi pour des manœuvres politiques. Ce n’est pas notre façon de concevoir notre métier.Quand nous lisons ou regardons certaines «choses», nous ne sommes plus dans le journalisme ou le documentaire, mais dans la fiction. Dans cette affaire, nous aurions pu être dans la posture qui accuse à tout prix l’armée algérienne. Beaucoup, qui nous insultent aujourd’hui, nous auraient couverts de lauriers. Nous ne comprenons pas ces prétendues enquêtes qui désignent le coupable a priori et qui cherchent ensuite comment illustrer cette culpabilité. De cette façon, nous pouvons vous montrer demain que c’est l’armée algérienne qui a assassiné qui vous voulez. Même Kennedy ou Jésus-Christ, pour rester dans la religion catholique. 

Rémi Yacine/El Watan

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Commentaires (28) | Réagir ?

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Mokrane Chelghoum

C'est atroce et abjecte ce qui s'est passé à Tibihirine et ailleurs ; c'est une guerre civile barbare et folle , elle n'a epargné personne , je sauhaite de mon coeur qu'elle s'effacera à jamais de notre memoire, mais comment faire pour l'eviter et construire une algerie de demain où chacun trouvera ses droits legitimes. Les français sont restés 132ans sans comprendre que la kabylie existe ; les arabes pareils mais plus grave car ceux là ont 14siecles de presence en algerie sans comprendre que la kabylie existe !!!Il faudra un jour corriger cette histoire macabre et ouvrir les portes du bonheur à tous.

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Omar Chewel

Contre la désinformation, ensemble pour faire la lumière sur l'affaire Tibéhirine. Je vous invite à lire l'article du Monde ci-dessous que j'ai co-signé.

Hélène Flautre

Tibéhirine : la France passive face aux dérives du régime

LE MONDE | 30. 05. 2013

Le 23 avril, un attentat à la voiture piégée contre l'ambassade de France en Libye a blessé deux gendarmes français. D'où l'ouverture immédiate d'une enquête par la section antiterroriste du parquet de Paris, conformément à la doctrine de la Ve République quand des Français sont victimes d'actes terroristes à l'étranger. Cet événement nous donne l'occasion de rappeler que cette doctrine souffre une très étrange exception : l'Algérie.

De septembre 1993 à août 1996, pas moins de 38 ressortissants français – dont 16 religieux et 3 gendarmes – ont en effet été assassinés dans ce pays. Des crimes pour la plupart attribués au Groupe islamique armé (GIA). Pourtant, aucun d'entre eux n'a donné lieu à l'époque à l'ouverture d'une instruction par le parquet antiterroriste. Comment expliquer cette indifférence de l'Etat français face au sort de ses ressortissants ? Et, plus encore, face à la terrible hécatombe de la guerre civile algérienne des années 1990, l'une des plus sanglantes de la seconde moitié du XXe siècle, avec quelque 150 000 morts ?

DÉCLASSIFICATION

La réponse est malheureusement connue de longue date : pour Paris, Alger n'a jamais été, depuis l'indépendance de 1962, une capitale étrangère "comme les autres". N'ayant jamais voulu regarder en face le terrible bilan de cent trente-deux ans de colonisation et de la tragique guerre d'indépendance qui en fut l'épilogue, la France officielle, à gauche comme à droite, a choisi de fermer les yeux sur la dérive autoritaire du pouvoir algérien dès 1962. Puis de s'accommoder de ses dérives mafieuses à partir des années 1980, au point que certains responsables politiques et économiques sont devenus parties prenantes des réseaux de corruption de la "Françalgérie". Et après le coup d'Etat de janvier 1992 à Alger, la très étroite collaboration entre services français et algériens a conduit au soutien de facto de Paris à la guerre contre-insurrectionnelle conduite par les généraux "janviéristes" contre les islamistes et la population civile.

Cette histoire explique que les gouvernements français successifs se soient abstenus de toute action judiciaire pour faire la lumière sur les assassinats de leurs ressortissants. Car nos responsables ne l'ont jamais ignoré : nombre de ces crimes, revendiqués par le GIA, ont été perpétrés à l'initiative des chefs du département du renseignement et de la sécurité (DRS), qui ont manipulé ces "groupes islamiques de l'armée", comme le dit la rue algérienne.

Tel fut le cas de l'enlèvement, en mars 1996, des sept moines trappistes de Tibéhirine et de leur assassinat. En 2004, à la suite de la plainte de la famille d'un des moines, une instruction a enfin été ouverte par le parquet antiterroriste à Paris. D'abord confiée au juge Jean-Louis Bruguière, l'enquête n'a guère avancé. Reprise en 2007 par le juge Marc Trévidic, elle a obtenu la déclassification de documents "secret défense" attestant que les services français n'ignoraient pas l'instrumentalisation par le DRS de Djamel Zitouni, l'"émir national" du GIA ayant revendiqué le crime. Et depuis début 2012, le juge Trévidic attend l'accord d'Alger pour pouvoir poursuivre ses investigations sur place.

Face à ces avancées, la machine de désinformation du DRS n'a jamais cessé de dénigrer, dans les médias algériens, ceux qui se mobilisaient pour obtenir la vérité et la justice sur les crimes de la "sale guerre" algérienne, commis par les islamistes comme par l'armée. En martelant un thème unique : ces militants, journalistes et responsables politiques ne viseraient qu'à "dédouaner l'islamisme de sa barbarie". Une accusation absurde hélas souvent reprise en France depuis près de vingt ans par des relais médiatiques convaincus de l'identité entre islam et terrorisme. Au point de rester aveugles aux témoignages établissant l'instrumentalisation de la violence islamiste par les services secrets algériens.

Nous tenons à le redire ici avec force : dès lors que la justice algérienne est notoirement empêchée par le pouvoir réel d'agir de façon indépendante, il importe que le gouvernement français brise enfin le fil atroce de tant de décennies de complicité. Et se mobilise résolument pour permettre au juge Trévidic de faire son travail afin d'identifier les responsables de l'assassinat des moines de Tibéhirine.

Liste des signataires

Françoise Boëgeat, nièce de Frère Paul ; Elisabeth Bonpain-Lebreton, soeur de Frère Christophe ; Anna Bozzo, historienne ; Nicole Chevillard, journaliste ; Antoine Comte, avocat ; François Gèze, éditeur ; José Garçon, journaliste ; Noël Mamère, député (Europe Ecologie-Les Verts) ; Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue ; Jean-Baptiste Rivoire, journaliste ; Lucile Schmid, membre d'EELV ; Armand Veilleux, moine ; François Burgat, politologue ; Hélène Flautre, députée européenne (EELV).

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