Ressuscitons Saïd !

Ressuscitons Saïd !

Par Mohamed Benchicou

1. Au nom de quelle complexité majeure devrait-on se taire devant ces mutilations par la caricature qui estropient à jamais la réputation d’un homme, d’un ami ?

Il est beaucoup question de "confessions " que notre confrère disparu Saïd Mekbel aurait faites en 1993, à une journaliste allemande, Monika Bergmann, et selon lesquelles il s’attendait à être assassiné à son tour par les hommes du général "Tewfik" Médiène, qu’il désigne comme le principal commanditaire des meurtres d'intellectuels. Ces aveux troublants ont donné un livre "Saïd Mekbel, une mort à la lettre", édité au Liban.

Rien ne m’autorise à entrer, ici, dans une controverse béotienne autour d’un ouvrage dont je n’ai lu que les bribes qu’on a bien voulu divulguer. Et ce serait contrevenir fâcheusement aux règles de confraternité et, de surcroît, commettre une impardonnable muflerie à l’endroit de notre consœur allemande, que de l’accuser d’imposture.

Je comprends, par ailleurs, qu’au regard des lois impitoyables de cette guerre des mots que livrent au régime algérien des esprits hostiles à partir de Paris, les propos prêtés à Saïd Mekbel soient retenus comme une providentielle allégation qui vient étayer le réquisitoire.

C’est l’occasion de souligner que je ne me fais pas, ici, l’avocat du diable. Je fais définitivement partie de cette catégorie d'Algériens qui, pour avoir vu la hiérarchie militaire se faire complice d’un hold-up électoral en 2004, a fini par donner raison à Georges Brassens : « Les seuls généraux qu'on doit suivre aux talons, ce sont les généraux des p'tits soldats de plomb. » Avec l’uniforme de Ponce Pilate puis la toge de Raspoutine, les stratèges des Tagarins espéraient décrocher les standards démocratiques des armées européennes et se débarrasser de cette handicapante réputation d'armée putschiste qui leur colle à la peau et qui en a fait la proie d'innombrables procureurs occidentaux. J’ai toujours pensé que les généraux pâtiraient de cette stratégie à courte vue qui estimait préférable de se faire juger sévèrement par une partie de l'opinion nationale plutôt que par des magistrats de La Haye. En plus de ne pas sortir grandie d'une affligeante complicité d’homicide démocratique, l'armée algérienne y a perdu ses principaux soutiens dans la société algérienne, ces élites aujourd'hui dupées et qui, hier encore, démontaient les thèses du « Qui tue qui ? » en faisant écran entre la mémoire et le mensonge.

L'affaire ne tient pas seulement à une banale tromperie, ce qui, après tout, relèverait de la brouille passagère. Elle est infiniment plus lourde. En favorisant l'élection de Bouteflika, c'est-à-dire d'un candidat qui a affiché ouvertement ses préférences pour l'islamisme et la « réconciliation » avec les groupes terroristes, la hiérarchie militaire a consacré l’idée du « système uni par la rente » et brisé le seul lien, complexe et controversé, qui la liait encore à la société républicaine, cet héritage janviériste qui, tout discutable qu'il fut, a servi de serment de guerre quand il fallait défendre ce qui apparaissait indéfendable, à commencer par les généraux. Cette alliance, laborieusement nouée autour d'une certaine idée de la République, semble avoir vécu et rien n’ira plus comme avant. Les futures campagnes de calomnies à l'endroit de l'armée algérienne avaient des chances de se dérouler sous l'œil parfaitement « neutre » des démocrates algériens.

Les faits dépassent déjà les appréhensions et ces méchants réquisitoires qui s’accumulent, dont ce livre sur Saïd Mekbel, ces réquisitoires signifient bien que rien n'est encore réglé pour la hiérarchie militaire. Abdelaziz Bouteflika devrait être le premier à s'en réjouir, lui qui entreprend de s'emparer de la « réalité du pouvoir »pour s’assurer 2009. L'ingénuité est un défaut de civil. Un chef militaire devrait, lui, toujours savoir garder une munition dans le barillet.

2. Mais c’est de Saïd Mekbel qu’il s’agit, de Saïd et d’une mémoire primordiale.C’est-à-dire, pour ceux qui en ont perdu le souvenir, d’un ami singulier que le devoir de fidélité nous oblige à préserver de ces disgrâces posthumes qui échappent, souvent hélas, à nos vigilances et qui finissent toujours en une seconde mort. Et les propos qu’on prête à Saïd dans ce livre, autant que l’usage qui en est fait, participent de ces mutilations par la caricature qui estropient à jamais la réputation d’un homme.

Alors, au nom de cet indélébile passé commun, je pense être de mon devoir de refuser les souvenirs qu’on veut laisser de Saïd, celui d’un chafouin décervelé qui exonérerait l’intégrisme islamiste de ces crimes ; celui d’un méprisable manutentionnaire du dépit au service du vadémécum parisien, qui s’épancherait sur sa propre détresse devant les éditeurs de la rive gauche ou, pire, qui écrirait sous leur dictée, comme s’y sont abaissés des officiers de l’ANP et des chroniqueurs tentés par la nostalgie de l’indigène et la saveur des miettes.

Said ne s’égarait jamais dans les duplicités à la mode, n’étant pas un imitateur mais un créateur.

Il ne jouait pas avec les mots. Sa plume était à son image, elle sortait de Yemma Gouraya, faite de pierre et d’eau, Elle était transparente. Cristal de roche. Il n’avait ni la morgue superfétatoire, ni l’âme du vaniteux, encore moins le goût du nihilisme ou ce faux cynisme nietzschéen dont se drapent certains de nos compatriotes.

Alors, cet artiste complet et massif dont on ne s’habituait déjà pas de la disparition, faut-il déjà se résoudre à l’enterrer une seconde fois ?Lui le poète qui a éveillé chez de jeunes cœurs l’idée de libérer la couleur du ciel de la grisaille islamiste, lui le peintre qui dessinait à sa manière, avec des perles de mots, la conscience anti-intégriste, lui Saïd, soudainement habillé de la robe sinistre de l’avocat du diable ? Comment oserons-nous évoquer son souvenir si on tolère qu’il n’est, finalement, que celui d’un homme qui a absout, au crépuscule de sa vie, l’intégrisme islamiste, ses tueurs, ses égorgeurs de pucelles, ses profanateurs de rêves, qui les a absout de leurs crimes indélébiles ?

C’est une légende qu’on souille aux yeux de ceux qui en partagent les meurtrissures et qui en vivent de la lumière, c’est un désaveu aux yeux de l’orphelin et du père de Katia Bengana, une capitulation à l’ombre des peupliers de la mémoire.D’une citadelle algérienne on ne devrait donc garder que l’image d’une masure en ruine ?

Je pense de mon devoir de rappeler ici que Saïd était avant tout une plume farouchement anti-intégriste et qu’il fit l’objet, en son époque, de prêches virulents et médiévaux dans les mosquées d’Alger, prêches dont je n’ai pas souvenir qu’ils aient ému les cercles parisiens ni encore moins qu’il leur ait inspiré quelque diatribes émues comme celles qui entourent aujourd’hui le livre de Monika Bergmann.Je crois même indispensable de souligner que si Saïd était seul, c’était aussi d’avoir été abandonné, méprisé même par ses confrères de l’autre rive à un moment où, avec sa façon fière de suggérer une solidarité, il recevait des réponses arrogantes et paternalistes.

Et s’il exaspérait les cercles parisiens c’était de trop désigner la pieuvre intégriste et de ne désigner que cela.

Je me rappelle de cet article particulièrement acariâtre d’un rédacteur en chef du Monde, à propos d’une conférence que Saïd venait d’animer au quartier du Louvre, cet automne 1993. « Pourquoi Saïd Mekbel ferait-il un cadavre plus noble que ces centaines d’Algériens qui meurent chaque jour de la lame des islamistes ? »

Venant d’un journaliste qui partagea nos anxiétés, cet article le chagrina beaucoup et le soir, Saïd qui avait l’élégance de ne pas faire étalage de ses morosités, me confia à travers une inoubliable bouteille de vin : « Ils ne nous aiment pas, Mohamed, et notre combat ne les intéresse pas… Nous le mènerons sans eux …»

Je croyais que plus rien ne blesserait cet homme qui avait réservé à la tristesse une place tranquille dans son cœur, aux côtés de ses mots et d’un fugitif espoir. Mais cette soirée-là, je le vis pour la première fois au bord d’un gouffre noir, à la lisière des larmes….Il savait déjà que cette guerre contre l’islamisme n’était pas à la mode auprès des croque-mitaines de la presse et de la littérature qui obligeaient déjà à cracher sur nos mères !

Le génie de Saïd est d’avoir entretenu la flamme d’un journalisme indépendant et impertinent même avec les choses les plus méprisées par les maîtres du bon goût. C’était aussi sa clé du succès. S’obstinant à écrire pour sa terre, il n’y parvenait qu’après de dures leçons d’esthétique et de recherche à travers les infinis labyrinthes de la parole écrite. Et s’épuisait à une laborieuse provision de mots, de paraboles, de sons et de figures que la vie nous offre pour clés du coffre de l’émerveillement.

Saïd Mekbel a vécu le bouleversant privilège, inoubliable pour un écrivain, un artiste, un poète ou un journaliste, d’avoir incarné l’espoir, ne serait-ce qu’un temps, aux yeux de tant d’hommes.

De grâce, laissons-le à ce privilège qui ne sera jamais à la portée de toutes les plumes.

Mohamed Benchicou

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Commentaires (15) | Réagir ?

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Webmaster Le Matin

Merci de poster ce commentaire a l'article de Mr. Benchikou sur le defunt Said Meckbel, que Dieu ait son ame.

A l'attention de Dda Stayveski,

A vous lire a la premiere personne du pluriel, on vous croirait menhoum…du font du bunker de Benak. Vous devriez aller voire du cote d'El Moudjahid, peut etre qu'ils leur restent encore une page a remplir

Tant que la France flirte avec les democrates mais passe le reste du temps avec les generaux, tout va bien. Mais des que la France quitte, meme temporairement, le lit des generaux….. ah! la ca ne va plus, et on assiste a la levee de boucliers de la part de “gens” comme vous. Votre delire habiltuel nous est alors servi: la guerre d’independence c’est vous, le patriotisme c’est vous, le nif c’est vous, les sauveurs c’est vous et nous avons meme de la chance de vous avoir la haut parce que vous ne permetterez jamais a la France de nous re coloniser. Et tous ceux qui auraient une opinion differente de la votre seraient classes dans le hizb franca. Mais dites nous donc de quel cote etaient hier ces “gens” qui detiennent le pouvoir aujourd’hui. Vous ne pouvez quand meme pas nier que ce sont des transfuges de l’armee coloniale, et que leur representant, pour cause de desertion des rangs de l’armee de liberation vers le Maroc, avait ete condamne a mort par l’ALN avant que d’autres ne le sauvent en l’envoyant au Mali.

Question: sur les 50 ou 60 assassinats de journalistes algeriens, combien ont –ils ete elucides par la justice? Reponse: AUCUN! Pour votre information, il y a quelque annees, Lahouari Addi avait egalement echappe a une tentative d’assasinat de ce meme Tewfik….. a Grenoble.

Vive l’Algerie libre et independante et au diable ses assassins ainsi que leurs poseurs de vernis.

Salutations

ramzemmouri

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farouk bouguendoura

bizarre que Said se confie à une allemande et ne s'est confié à personne de ses amis ou de sa famille ???? oui mais il est mort n'est ce pas ??? donc il ne pourra pas contredire cette journaliste qui peut raconter n'importe quoi.

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