Corruption et le mythe de la "famille révolutionnaire"

Kasdi Merbah, ancien chef de la Sécurité militaire.
Kasdi Merbah, ancien chef de la Sécurité militaire.

"Tous ceux qui gardent encore quelque espoir sont bien convaincus que ce niveau d’injustice et d’horreur ne peut perdurer, qu’il faudra bien que les choses changent un jour." Hocine Malti, "Histoire secrète du pétrole algérien", édition la Découverte.

Depuis l’effondrement de la pyramide totalitaire et autoritaire du pouvoir qui était tenue de main de fer par Houari Boumediene, après sa mort à la fin de la deuxième décennie après l’indépendance, l’homme fort du régime fut virtuellement, le chef du service des renseignements. Ce service avait à l’époque comme nom la Direction Centrale de la Sécurité Militaire ( DCSM), plus connue sous le sigle SM, dont seulement l’évocation terrifiait les Algériens, qu’ils soient militaires, gendarmes, policiers, fonctionnaires ou civils. Il était contrôlé à l’époque directement par Boumediene lui-même et représentait le véritable centre du pouvoir. Accessoirement, la direction de ce service fut confiée à Kasdi Merbah. Boumediene avait érigé autour de cet instrument implacable un régime despotique, qui prit la forme d’un état d’exception, au sens d’une guerre civile légale, qui lui permit d’éliminer physiquement ou de neutraliser ses adversaires politiques, qui semblaient non intégrables dans ce système et qui viendraient menacer sa suprématie. Ainsi, les cadres de la guerre de libération nationale, qui lui étaient hostiles, furent assassinés ou réduits au silence pour la plus part d’entre eux.

Après sa mort, il était naturel que son adjoint, le chef de ce service du moment, en l’occurrence Kasdi Merbah, se voie l’héritier légitime du pouvoir, en étant conforté par sa force de dissuasion, qui consistait à s’arroger le droit de vie ou de mort sur quiconque transgressait les règles qui régissaient son principe de base : le "mythe" de l’unité sacrée. Un consensus qui a valeur de ligne rouge : celui qui n’est pas avec nous est contre nous et celui qui est contre nous, doit être neutralisé. Ce "nous" sera à son tour mythifié autour du vocable de "famille révolutionnaire".

Cet atout lui facilita la neutralisation de tout prétendant potentiel à la succession du despote disparu, hors des sentiers battus. D’autant que le principe de surveillance des agissements "malveillants" de potentiels dissidents était implacable. Car la SM avait comme mode de fonctionnement un principe qui n’a cessé de se perfectionner depuis son installation, et surtout depuis les différentes tentatives d’élimination de Boumediene, qui consistait dans l’affectation systématique d’un agent de renseignements derrière chaque cadre de l’armée, du gouvernement ou de toute autre personnalité ou groupe constitué. De ce fait, il avait sur eux une longueur d’avance, en connaissant le moindre détail sur leur activité et même sur leur vie privée. C’est ainsi que Yahiaoui et Bouteflika furent écartés de la course à la succession sans capacité de réaction ni de contestation. C’est dans ces conditions que Kasdi Merbah eut le dernier mot pour la désignation de Chadli Benjedid pour combler la vacance du pouvoir. Ce choix lui fut principalement dicté par le manque d’ambition de Chadli Bendjedid et de sa neutralité vis-à-vis des conclaves qui ont émergé dans la précipitation après la disparition de Boumediene, pour préserver l’unité sacrée du système. Car il est plus plausible de considérer la désignation de Chadli Bendjedid au poste de président de la République comme un comble de la vacance du pouvoir que comme une réelle succession au défunt despote.

La mission de Kasdi Merbah devait s’arrêter là, parce qu’il il ne pouvait pas prétendre devenir à son tour le nouvel homme fort du régime. Il lui manquait la notoriété qui avait amené Boumediene au pouvoir en s’appuyant sur la puissance militaire de l’EMG. Chadli Bendjedid souffrira du même déficit pour prétendre à son tour incarner le pouvoir de son prédécesseur. Cette situation va fragiliser le système de pouvoir dans son fonctionnement, sans pour autant affecter son apparente unité, qui sera jalousement préservée et défendue par tous ceux qui lui auront fait allégeance au temps de Boumediene et ceux qui le rejoindront ultérieurement. Elle deviendra une condition d’adhésion inaliénable. Il fonctionnera comme une structure horizontale sans un véritable chef, en laissant libre cours à l’arbitraire dans le fonctionnement des institutions de l’État.

Le pouvoir des services de renseignements, tout en ayant été amoindri depuis les années 1979, formera avec l’état-major de l’ANP, un centre bis du pouvoir, qui composera avec la présidence de Chadli jusqu'à l’éviction de ce dernier au moment de l’arrêt du processus électoral en 1992, favorisé par la conjoncture tendue de l’époque. Son rôle principal continuera à veiller sur la préservation de l’unité apparente du système.

Le départ de Kasdi Merbah et son remplacement successif par Yazid Zerhouni, Lakhel Ayat Medjdoub et Mohamed Betchine à la tête du service durant la décennie 1980, qui changea de nom à plusieurs occasions, par DGDS (Direction Générale de la Documentation et de la Sécurité), ensuite par DGPS (Direction Générale à la Prévention et à la Sécurité), n’a rien changé aux habitudes de ce service. Notamment la perpétuation des violences politiques contre tous ceux qui menaçaient par leur militantisme actif l’unité sacrée de ce régime, par la contestation de son caractère totalitaire et l’exigence de l’instauration du pluralisme politique. Par ailleurs, les Algériens restaient indifférents à tous ces changements de sigles et ne retenaient que celui qui les avait terrorisés depuis toujours, à savoir la SM. En même temps qu’ils continuaient à manifester la même aversion pour ce service, leur terreur phobique continuait à les terrasser dans les mêmes proportions et avec la même intensité. La perception de l’identité du système de pouvoir continuait, elle aussi à être identifiée à cette machine de la terreur au service d’un régime uni autour de ce "mythe" de l’unité sacrée et ce, malgré la fissuration de cette apparente unité en clans locaux, qui s’est manifestée dès la crise de succession à Boumediene.

L’émergence de ces clans, qui sont départagés par des intérêts domestiques, organisés entre différentes familles selon des critères circonstantiels et tout à fait hasardeux, a surtout été favorisée par une ambition d’enrichissement, que la nouvelle situation politique permettait. C’est alors que Chadli Bendjedid, sous la pression des appétits des cadres de la famille révolutionnaire, allait contribuer à la destruction de l’ambitieux édifice économique et industriel dans sa forme capitaliste d’État, mis en place par son prédécesseur, en segmentant économiquement les grandes entreprises en petites unités faciles à privatiser à leur profit. La libéralisation de l’économie qui s’ensuivit allait favoriser l’apparition d’un système de corruption qui se généralisera à toute la société et affectera toutes les institutions de l’État, à commencer par la Sonatrach mamelle nourricière de ce gigantesque réseau de pillage des biens de l’Etat. Cette situation allait entraîner à son tour le gel de l’activité économique créatrice de richesses pour permettre l’émergence d’une bourgeoisie compradore investie dans l’économie de bazar, principalement orientée vers les activités de commerce et particulièrement de l’import import. L’intérêt pour la préservation de l’unité sacrée n’en sortira que renforcée, par le fait qu’elle était devenue la condition incontournable qui allait permettre toutes sortes de dérives économiques dans une impunité garantie. Comme conséquence immédiate, ce fut la neutralisation de toutes les instances de contrôle ainsi que le système judiciaire lui-même, qui allait en pâtir.

Ces conditions allaient peser de tout leur poids sur la vie politique et sur l’application de la nouvelle Constitution de 1989, puis celle de 1996, par leur renversement en prenant en otage l’État. Tous ceux qui menaceront l’unité sacrée de ce système, identifiés comme des redresseurs, favorables à l’instauration de la légitimité démocratique, par la promotion d’un véritable pluralisme politique, seront éliminés d’une façon ou d’une autre.

Avec l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la république en 1999, la "famille révolutionnaire" trouvera en lui le client idéal pour la sauvegarde de ses intérêts et de la consécration de l’unité sacrée. Fort de son expérience en tant que précurseur du phénomène de la corruption, dont il s’était montré par le passé, au temps où il était ministre des affaires étrangères, assez habile pour avoir détourné une partie non négligeable des deniers de l’État, lui facilita de fait sa réinsertion parmi la famille révolutionnaire, qui a fait de la corruption un mode de gouvernance et de lien social. Il était prédisposé à assumer ce rôle, parce qu’il avait su dominer l’obstacle psychologique du sentiment de culpabilité engendré par de tels actes répréhensibles. Cette prédisposition psychologique va lui permettre d’atteindre le deuxième objectif que l’on attendait de lui : la consolidation de l’unité sacrée de la famille révolutionnaire. Il mettra tout son art de la manipulation et son savoir-faire par l’instrument de la corruption pour neutraliser toute velléité d’opposition politique qui viendrait menacer l’unité de cette famille révolutionnaire. En renforçant le consensus politique autour d’une démocratie de façade, qui fonctionnera comme un méga parti unique, appelé l’alliance présidentielle. Par la corruption de l’opposition politique, du mouvement syndical et de la société civile, en achetant leur adhésion à ce consensus par une redistribution conséquente de la rente et en leur assurant l’impunité dans toute affaire de malversation, par la neutralisation du système judiciaire. Les services de renseignements et de répression, renforcés à l’occasion, s’occuperont de la neutralisation de tout ce qui viendrait se poser comme obstacle à la réussite de ces objectifs. La réussite de sa mission s’évalue à l’aune de la consolidation et de la généralisation du statu quo à tous les aspects de la société. Par ses prouesses, il a réussi à surmonter la contradiction insurmontable entre la cohabitation de deux structures, l’une verticale et l’autre horizontale : l’unité sacrée de la famille révolutionnaire autour d’un réseau clanique domestique, mafieux et corrompu. La boucle sera bouclée avec une prouesse inespérée, en réussissant à neutraliser le FFS en tant que principal parti politique d’opposition, qui représentait une réelle menace pour ce système. Avec cette dernière prouesse, le piège s’est refermé cruellement sur l’Algérie.

Dans un premier temps, lorsque Bouteflika avait été persuadé d’avoir accompli sa mission intégralement, et d’avoir gagné la confiance définitive du sérail, il s’est saisi de cette opportunité pour renverser la Constitution et briguer un troisième mandat.

Dans un deuxième temps, à la veille des échéances présidentielles de 2014, il apparaît dans l’habit d’un cheval de Troie avec des prétentions démesurées à vouloir s’imposer comme le nouvel homme fort du système. Une prétention qui apparaît comme une revanche sur l’histoire, pour réparer l’injustice, dont il croit avoir été victime lorsqu’il a été privé de la succession de Boumediene après sa disparition. Car, il ne semble pas se contenter d’être reconduit pour un quatrième mandat présidentiel sans réel pouvoir, comme ce fût le cas jusqu’à ce jour où il devait composer avec le général Mohamed Médiene, patron du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), véritable homme fort du régime et détenteur virtuel du pouvoir, conformément à la tradition politique en Algérie, où le centre du pouvoir a toujours été les services de renseignements. Il serait plutôt animé par le fantasme, qui consiste à reconstituer nostalgiquement la situation qui prévalait à l’époque de Boumediene, où l’unité sacrée du pouvoir était concentrée exclusivement entre ses mains. Par la reconstitution de la structure pyramidale du pouvoir, où la présidence, l’état-major et les services de renseignements seront à nouveau réunis sous son autorité dans le cadre d’une démocratie de façade, avec une alliance présidentielle dominée par le parti FLN, qui lui est complètement inféodé. Son ultime objectif vise en définitive le pouvoir pour le pouvoir.

Pour y parvenir, il lui faudra éliminer ses adversaires un à un. Si pour l’état-major, le problème a été résolu, après avoir neutralisé Mohamed Lamari, qui était un moment l’homme fort du régime en étant associé à Mohamed Médiene, par son éviction et son remplacement par un général sans ambition, en la personne de Gaïd Salah, il lui faudra à présent gravir la dernière marche, par la conquête du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), une citadelle difficilement prenable. Car, le DRS, qui est géré d’une main de fer par le général Mohamed Médiene, depuis peu de temps après sa création, à partir de 1990, a conquis son autonomie et a su s’imposer comme le maître incontesté du régime depuis l’éviction de Mohamed Lamari et même bien avant.

En effet, la rivalité entre le DRS de Médiene et la présidence de Bouteflika a commencé à se manifester très tôt déjà, depuis le coup de force de ce dernier contre la légalité constitutionnelle, en renversant la Constitution pour s’adjuger un troisième mandat. À ce propos, Mohamed Médiene l’a vu d’un mauvais œil et l’a perçu comme un coup porté pour l’affaiblissement de son pouvoir. Tout porte à croire, que l’approche de l’échéance présidentielle de 2014 a précipité l’accélération des dissensions qui les opposent, particulièrement depuis l’affaire du survol du territoire national par l’armée française dans sa guerre du Mali, l’affaire de Tiguentourine et enfin l’éclatement au grand jour des affaires de corruption en cours. Ces joutes claniques, qui se manifestent comme des échanges de coups d’échec, font une première victime, qui est l’image de l’unité sacrée de la famille révolutionnaire qui vole en éclats, tellement leur violence est sans précédent que leur écho sera désormais porté sur la scène publique au vu et au su de l’opinion, aussi bien nationale qu’internationale. La partie ne fait que commencer.

Une chose est certaine, quelle que soit l’issue de ces dissensions et de ces joutes, il n’en sortira pas de vainqueur. Car, toutes les parties sont impliquées jusqu’au cou dans des affaires de corruption et pour certains d’entre eux de crimes et de violences susceptibles de déclencher l’intervention du TPI et des convoitises des puissances impérialistes, qui sont à l’affût au moindre vacillement du système. À ce jour, la préservation de l’unité sacrée comme ligne rouge à ne pas transgresser semble être le seul rempart contre ce potentiel vacillement. Temporairement. Car, Bouteflika ne semble pas vouloir l’entendre de cette oreille et compte s’imposer comme un rival pour la conquête du pouvoir sans partage. Reste à savoir s’il aura les moyens de son ambition. Ses appuis intérieurs et extérieurs lui suffiront-ils pour atteindre cet objectif ? Et à quel prix pour la souveraineté nationale et la paix civile ?

Mais si tel n’est pas le cas, le fragile équilibre qui en sortira ne présage pas non plus d’une perspective heureuse en cas de reconduction indéfinie du statu quo, qui à terme débouchera sur le chaos, suite à l’exacerbation des contradictions économiques, sociales et politiques. Il apparaît d’évidence que le piège s’est définitivement refermé sur l’Algérie. À moins qu’une volonté interne au système viendrait rétablir la légitimité républicaine. On n’est pas au bout de nos peines, car, ce n’est certainement pas, non plus, le rétablissement de la légitimité républicaine par la disparition de ce système despotique et la disqualification du mythe de la famille révolutionnaire que la sérénité et la paix civile s’établiront. D’autres clans embusqués dans l’ombre s’apprêtent à venir à leur tour obstruer la perspective de cet horizon. L’obscurantisme de l’islam politique laisse entrevoir en perspective une crise en devenir, par l’introduction d’une contradiction aussi insurmontable entre les principes démocratiques pluralistes et le dogmatisme totalitaire, en tant qu’autre forme d’unité sacrée, véhiculée par l’idéologie de ce courant politique. Ce dogmatisme, vecteur de cette autre forme d’unité sacrée, peut reconduire aussi dangereusement le statu quo et faire basculer la société à son tour dans la tourmente de l’injustice, de la violence et de l’horreur, s’il n’est pas pris en compte au même titre que le fléau de la corruption.

Youcef Benzatat

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Commentaires (6) | Réagir ?

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mohamed sahraoui

Pauvre algérie, Pauvre peuple, que est ce qu'a fait ce peuple pour mériter tout ça, pourvu qu'ils restent au pouvoir, tantpis pour ce mésirable peuple, famille révolutionnaire!!!, au nom de la ligétimité révolutionnaire on détruit le pays, le plus jeune d'entre eux à 74 ans, c'est bas, le ministre français de l'intérieur a 42 ans, HUGO CHAVEZ décidé à l'age de 58 ans, a pris le pouvoir à l'age de 45 ans.

Nous avons des enfants, nous aimons beaucoup ce pays, nous n'avons pas le choix que de vivre ici, alors attention au volcon !!!! et ils seront dans la poubelle de l'histoire

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maissinissa ougaroudj

Rien à comprendre à ce système qui magouille depuis 1962 ou bien avant, comme dit notre cher ami DILEM c est de la science fiction depuis 1962...........

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