Abderrahmane Bouguermouh, j'ai entrevu ...

Abderahmane Bouguermouh
Abderahmane Bouguermouh

Que Dieu et ce noyer veuillent bien me pardonner ! Je l’aurais su, je n’aurais jamais coupé ces deux branches même si, envahies par la ronce comme elles se trouvaient tout à l’heure quand j’arrivais à cet endroit par-dessus la cabane écroulée, elles obstruaient le passage. Je ne pouvais pas savoir qu’elles allaient verser des larmes sans s’arrêter et puis j’étais à mille lieues de me douter qu’il s’agissait d’un noyer que je pris pour un arbre ordinaire et mort.

J’ai entrevu dans mon rêve cette nuit Azzi de La Colline Oubliée partir à la recherche de Mokrane depuis les Ath Yenni, jusqu’au col de Kouilel par une journée magnifique comme celle d’hier ou comme celle que nous accorde encore la Providence aujourd’hui. Le soleil commençait déjà à avoir raison de la neige sur les terrasses et les toits des maisons mais à la montagne, il régnait un silence que ne venait rompre ni le vent délogé par le beau temps revenu ni par ces corbeaux porteurs de mauvaises nouvelles. La montagne dans toute sa splendeur retient son souffle et attend, majestueuse que Djamila Amzal apparaisse et dans la robe de Azzi, elle suppliait celle-ci de cesser ses recherches et d’arrêter de pleurer. Elle lui expliqua que désormais elle ne serait plus seule à vouloir retrouver Mokrane car arrivait à l’instant même Abderrahmane Bouguermouh accompagné de Taos Amrouche revenant seule d’Ighil Ali où personne ne semblait re (connaître) cette jeune étrangère aux cheveux noirs quêtant la maison paternelle qu’on avait squattée. Elle alla trouver son ami Abderrahmane dans sa maison familiale d’Ighzer ; une maison de campagne avec cour et jardin où il disait s’être retiré en attendant son grand départ. Il accepta de l’accompagner car à Taos il ne pouvait rien refuser. Inconsolable, anéantie par le chagrin, elle s’était mise, de sa voix que j’entends encore, à chanter, à dénouer peu à peu sa gorge, à faire frémir la montagne demeurée silencieuse. Taos chantait mais pas seulement ; elle pleurait à émouvoir son ami qui essayait de lui expliquer que ce n’était pas le moment ; que Djamila ne supporterait pas de nous voir ainsi, qu’elle risquait de partir et de nous abandonner. Il disait cela quand, Mouh et à sa suite Menach et Davda arrivèrent également, essoufflés pour avoir marché des heures et des heures durant depuis Tasga. Ils s’approchèrent d’Abderrahmane et Menach, d’une voix chaude mais tremblotante de dire :

- Da Abderrahmane, tu es demandé à Ighzer. Nous n’ignorons pas tout ce que tu as fait jusqu’ici pour nous ! Tu as fait plus que ton devoir ! Retournes-y, ton peuple t’attend ! Tu devrais te reposer à présent !

Je m’étais réveillé ; il était six heures passés.

Je suis remonté avec quelques bûches pourtant ; j’en ai laissé d’autres, un tas, sur place. Remonter avec hachette, scie et de surcroît chargé, n’est pas chose aisée avec cette neige qui promet de revenir. Elle est annoncée encore pour après demain. Je me disais comme ça, que Na Adidi peut-être, de là où elle est, doit certainement me voir couper du bois dans son domaine abandonné à présent. Son domaine, là, où dans sa jeunesse elle a connu la joie d’élever les enfants, d’entretenir une vache et de cultiver ses jardins, la paix de ce havre délaissé aujourd’hui et puis cette maison en ruine, construite au pied d’une paroi rocheuse qui fait office d’un mur, le seul à ne pas s’écrouler. Les tuiles ronde en terre cuite de fabrication locale ont été enlevées et déposées sur le talus. Vestiges d’une vie très touchante, j’ai beaucoup de mal à admettre que tout ceci fut un jour, qu’il a cessé d’être et qu’un peu plus bas, le grenadier comme le noyer puissent ne pas souffrir à se retrouver ainsi seuls, livrés aux éléments, après avoir donné le meilleur d’eux-mêmes pour aider à la joie des uns et des autres.

Dernier regard avant de rentrer tout à fait, avant de m’introduire dans ce dense maquis dont je connais à présent toutes les issues, balayant tout le pays en face et la splendide montagne et de me dire : "Je sais à présent, c’est ici que je vivrais, c’est ici que je finirais ma vie !"

Nacer Achour (*)

P.S.: il s'agit en fait d'une sorte de journal tenu par Maître Tahar Belkacemi, un avocat algérois, militant des droits de l'homme, installé dans cette région de montagne où nous vivons et dont il est originaire. 

(*) Nacer Achour est un enseignant de français né en Haute Kabylie. Il est aussi auteur d’un roman Le Dernier été, paru chez L’Harmattan.

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