Le pire opium des peuples (II)

Le Matin 11-08-2017 13193

Le pire opium des peuples (II)
Des intégristes qui manifestent en Europe contre la démocratie.

L’ignorance est, après la force violente, la condition d’existence de toute forme de domination de l’être humain sur ses semblables.

2. Ignorance et connaissance

Considérons un autre argument. Je le présente sous forme d’anecdote significative. Je la cite par mémoire, de manière substantielle.

Socrate disait qu’il y a trois catégories de personnes :

1) celles qui savent et savent qu’elles savent : par exemple, un médecin ou un ouvrier plombier savent qu’ils savent leur métier, et le démontrent en le pratiquant de manière satisfaisante ;

2) celles qui savent qu’elles ne savent pas : par exemple un médecin sait qu’il ne sait rien en astronomie, ou un plombier en menuiserie ; donc ils ne se hasardent pas à en parler comme s’ils savaient ;

3) celles qui ne savent pas qu’elles ne savent pas, autrement dit des ignorants qui ignorent leur ignorance. Par exemple, les charlatans qui prétendent guérir toute sorte de maladies, les dirigeants politiques qui proclament fournir le bonheur à leurs citoyens, les prêcheurs religieux qui décident ce que Dieu a dit et veut, les personnes qui déclarent ne pas avoir besoin d’autre connaissance que celle fournie par leur livre sacré ou professionnel, enfin les personnes qui affirment péremptoirement dans des domaines telles les sciences humaines, sans les avoir étudiées. Dans ce dernier cas, il s’agit de l’armada de "psychologues, politologues, historiens, sociologues, ethnologues", etc. du Café des Sports, de la boutique du barbier ou de commentateurs d’articles de journaux.

Socrate concluait : avec les deux premières catégories de personne, la discussion pourrait se révéler utile ; avec la troisième catégorie de personne, au contraire, toute tentative de dialogue est vaine. En effet, comment un ignorant qui ignore de l’être (donc croit savoir) pourrait avoir l’humilité et la sagesse de chercher à connaître ?

Complétons cette anecdote antique par une autre, contemporaine, que je modifie.Un philosophe, ayant dépassé le vénérable âge de 90 ans, s’entendit demander par un jeune journaliste :

- Alors, cher monsieur, à présent que vous avez consacré toute votre vie à connaître, que faites-vous ?

Le vieillard sourit puis répondit :

- Par rapport à ce que je connais, je me suis rendu compte combien mon ignorance est plus grande ! Je suis dans la situation de l’astronome : que connaît-il par rapport à ce qu’il ignore de l’univers ?

La connaissance authentique porte à l’humilité et au respect d’autrui ; l’ignorance suscite l’arrogance et l’insulte. Il est facile de le constater chaque jour, en écoutant ou en lisant les propos de trop de gens. La plupart montrent une ignorance qui s’ignore. Elle proclame de manière péremptoire, qui n’admet pas la réplique, des faits peu convaincants sinon fantaisistes, insérés dans ce qui s’illusionne d’être un raisonnement, qui n’est qu’une suite de préjugés. Si on a la générosité de vouloir corriger ces erreurs, on se rend compte combien de notre naïveté : on ne recueille que sarcasmes et vulgarités. Logique.

Voilà comment j’explique la condamnation à mort de Socrate puis de Jésus, et la transformation du dictateur Jules César en Héros, et de ses meurtriers, de républicains aimant la liberté, en traîtres à tuer.

Un ou deux démagogues manipulateurs parviennent à transformer une foule de gens ordinaires en juge ; elle condamne sans appel au châtiment suprême : "A mort !"

Voici ma compréhension sommaire de ce phénomène, basée sur mon interprétation du "ressentiment d’esclave", exposé par Nietzsche. Des citoyens économiquement asservis et culturellement aliénés, plus ou moins conscients de leur médiocrité, envient les qualités de pensée et de liberté d’un Socrate, d’un Jésus ou d’un Brutus. Alors, ne pouvant se hausser à leur hauteur, ces citoyens la réprouvent. "A mort donc celui qui reflète notre misère mentale, nous demande de nous en affranchir, et, comme nous en sommes incapables, il nous met en crise. Plutôt que nous suicider de honte, qu’il meure, lui !… Et à qui nous traitera d’ignorants imbéciles, on...", suit un mot vulgaire qu’il est inutile d’écrire.

L’ignorance fait parler uniquement les pulsions élémentaires négatives de l’être humain ; elles montrent sa dépendance, encore aujourd’hui, de son origine préhistorique de bête sauvage, malgré le fait qu’il sache utiliser un ordinateur.

N’est-ce pas, pour simplifier, ce mécanisme qui explique l’adhésion de simples gens du peuple aux manipulateurs doués, par exemple, Hitler, Mussolini, Staline, ou, plus proche de nous, des intellectuels laïcs imposteurs et les divers télé-prêcheurs, quelle que soit la religion professée et le pays où ils opèrent ? En passant, les prêcheurs intégristes islamistes, où donc ont-ils appris leur manière de procéder sinon dans les télé-prêches des conservateurs états-uniens ? Et dire qu’ils proclament refuser "tout ce qui vient de l’Occident".

Il faut ne pas oublier une autre forme d’ignorance : celles d’intellectuels (artistes, écrivains, journalistes, experts, etc.). Comme les ordinaires gens du peuple, ils affirment sans preuve ou en fournissant des fausses. Mais, à la différence de ces derniers, ils proclament avec d’autant plus d’assurance et de présomption qu’ils ont conscience de leur statut de "connaisseurs" ; c’est leur carte blanche pour dire tout ce qu’ils veulent comme vérité indiscutable, sans prendre la peine d’en vérifier la valeur. J’y ai consacré une contribution (https://www.lematindz.net/news/25036-musulman-et-laicite.html)

Ces observations me permettent d’arriver à ce que je considère le pire opium du peuple ; le lecteur l’a compris : c’est l’ignorance ! D’abord ne pas savoir lire et écrire, tout simplement.

Si ma mémoire est bonne et si mon information est correcte, voici le motif premier (et jamais avoué publiquement) pour lequel, en Europe, les castes dominantes s’opposèrent à l’instruction générale publique et gratuite : le travailleur, ouvrier ou paysan, devait rester analphabète, afin de ne pas pouvoir lire sa… fiche de salaire, et, par conséquent, se rendre compte s’il était trompé dans le comptage de ses heures de travail.

En outre, le maintenir dans l’analphabétisme l’empêchait d’accéder à la lecture des publications "subversives" de l’"ordre" social.

Et encore. À l’Église, longtemps le clergé a utilisé le latin durant la messe ; les conservateurs y reviennent. Dans les religions juive et musulmane, le clergé a recours à la langue sacrée. Dans les trois cas, la majorité des croyants ne comprend pas la langue employée. Qu’importe ! L’essentiel est d’"écraser" les fidèles du peuple en déployant la "connaissance" linguistique du prêtre (ce qui justifie ses privilèges) et l’ignorance du "troupeau", ce qui devrait le porter à l’humble obéissance. Notons cependant que s’il s’agit de communiquer aux fidèles un contenu utile au gouvernement, les mêmes prêtres recourent, au contraire, au langage du peuple.

De même, les castes privilégiés s’opposèrent à l’instruction des femmes. Les hommes préféraient maintenir leur domination sur l’autre moitié de la population, y compris mère, sœur, épouse.

Le peuple, lui-même, tend à privilégier l’ignorance. Par exemple, mon père, alors ouvrier et disposant d’un très maigre salaire, souhaitait que nous, ses enfants, ne fréquentions pas l’école, pour aller travailler, afin d’améliorer la condition économique misérable de la famille. Seule, l’intervention de notre mère, plus intelligente, nous permit de "sortir de la misère" (matérielle et intellectuelle) par l’instruction.

Auparavant, l’Église catholique se distingua par le culte de l’ignorance, cette fois-ci dans le domaine scientifique. Elle obligea Galilée d’abjurer sa constatation empirique : que la terre tournait autour du soleil, contrairement à l’affirmation religieuse. De là, on constate que la caste ecclésiastique a intérêt à maintenir l’ignorance du peuple. Ainsi, ce clergé justifie les privilèges obtenus par son accaparement autoritaire de la connaissance, même si celle-ci est aussi fausse que les ombres de la caverne platonicienne.

Comme exemples historiquement les plus significatifs, citons, dans l’Europe antique, l’élimination par les premiers Chrétiens de tous les ouvrages de philosophie et de sciences, contraires à leur foi ; puis, au Moyen-Age, l’Inquisition et ses bûchers de livres et/ou de leurs auteurs. En Islam, Al Hallaj fut affreusement martyrisé et Averroës persécuté ; aujourd’hui, dans une partie du monde musulman, l’aride obscurantisme pèse sur les peuples, par l’intimidation, l’interdiction arbitraire et le meurtre.

L’exemple qui me frappa le plus fut celui-ci : en Égypte, le jeune intégriste islamique qui tenta d’assassiner l’écrivain Naghib Mahfouz n’avait pas lu une seule ligne de cet auteur.

Considérons la caste politique. Elle, aussi, a intérêt à maintenir le peuple dans l’ignorance, pour faciliter son asservissement. L’exemple le plus impressionnant fut l’assassinat par enterrement de plus de 450 lettrés vivants et l’incendie de leurs livres, commis par un empereur. Les hordes hitlériennes se distinguèrent aussi par des autodafés de livres et emprisonnement ou assassinat de leurs auteurs. Et nous savons quel fut le comportement des Talibans, au pouvoir en Afghanistan ; ils allèrent jusqu’à faire des autodafés de cassettes de… musique.

Enfin, la caste intellectuelle. La majorité de ses membres se désintéresse complètement de contribuer à l’instruction du peuple. Il suffit qu’une minorité privilégiée achète leurs livres, et, pour le reste, bla bla bla pour paraître "progressiste" quand même. Question de marketing par le recours à l’image fausse qui se prétend vraie.

Un jour, en Algérie, j’ai vu l’incarnation physique de l’ignorance : je l’ai photographiée. Elle couvre entièrement l’être humain d’un voile noir, le réduisant à un objet à la merci de celui qui lui a commandé ou l’a convaincu de tout ignorer, sauf son état de servitude résignée ou consentie. J’ai mis cette situation en en scène dans la pièce réalisée à Bgayet (Béjaïa), en novembre 2012, Alhnana, ya ouled ! (La tendresse, les enfants!).

*

Retournons à l’ignorance. Souvenons-nous de l’heureuse époque du début de l’indépendance algérienne : on scandait : "Maskine, maskine ! Alli ma qrach !" (Pauvre, pauvre ! Celui qui n’est pas instruit !). Et rappelons-nous les campagnes d’alphabétisation généreuses et gratuites. Bien entendu, elles cessèrent une fois constituée la nouvelle caste dominante en Algérie.

On rétorquera la création impressionnante des écoles par le régime. Oui, mais ne servait-elle pas, d’abord, à inculquer aux enfants, par l’endoctrinement idéologique, la conformité au nouveau système dominant ? Avec son complément : l’ignorance de tout ce qui a trait à la connaissance objective (par exemple, enseigne-t-on la théorie darwinienne de l’évolution de l’espèce humaine ?), à l’histoire réelle (notamment celle de la promotion de la liberté et de la solidarité authentiques).

Récemment, j’ai entendu certains se lamenter que les islamistes organisent des cours d’alphabétisation en arabe, dont le motif réel est l’endoctrinement religieux dans un sens obscurantiste. Eh bien, pourquoi se contenter de dénoncer cette pratique ? Ne vaut-il pas mieux, pour parer à ce risque, organiser des cours gratuits d’alphabétisation dans les langues maternelles, arabe algérien et tamazight, et, aussi, en arabe moyen-oriental et en français ? Et cela dans le but de sensibiliser à la démocratie, à la liberté et à la solidarité, à l’autogestion de la vie quotidienne ? Et pourquoi ne pas multiplier les cafés littéraires, créer des cafés philosophiques, des universités populaires avec accès gratuit ?

Nous disposons également d’exemples historiques. En plein temps de l’esclavage, dans la Grèce antique, Épicure acceptait comme étudiants, dans son école philosophique, des esclaves et des femmes. Un esclave fut, malgré son statut, un éminent philosophe stoïcien : Épictète.

Plus près de nous, dans le temps, Francisco Ferrer inventa et pratiqua une école qui formait non pas de futurs asservissants et asservis, mais des citoyens libres et solidaires.

Les autorités s’y opposeraient ?… Pour l’éviter, un exemple positif d’inspiration existe, depuis le 29 juillet dernier, celui d’Aokas.

Puis-je me permettre de rappeler mon expérience personnelle ?… Si, aujourd’hui, j’écris ces contributions, je le dois en premier lieu à ma mère, à son amie et à l’époux de cette dernière.

Lui était ouvrier anarchiste, d’origine espagnole, son épouse venait de France. Cette dernière disait à ma mère : "Il faut que ton enfant, comme le mien, s’instruise convenablement. C’est le seul moyen pour leur permettre de ne pas connaître la vie misérable d’exploité qui est celle de nos maris."

Voilà comment je fus, dès l’enfance, sensibilisé à la connaissance, à être conscient combien l’ignorance est le pire des opiums du peuple. Voilà pourquoi, partout et toujours, l’école, et d’abord celle primaire, est un enjeu fondamental de la lutte entre la classe des nantis, dominateurs-exploiteurs, et celle des démunis, asservis-exploités. Et, après l’école, les médias dits d’information ou de divertissement. Nous naissons ignorants, et la connaissance, précisément, est ce qui constitue notre humanité. Plus la première est bonne, plus la seconde est meilleure.

Bien entendu, par connaissance, je ne vise pas la "tête bien pleine" mais celle "bien faite", autrement dit qui assure le plus de bonheur possible, sans nuire à celui des autres.

Je connais un seul cas où l’ignorance, au lieu d’être une cause de malheur, fut et demeure un facteur de paix.

Au Moyen-Age, si mon souvenir est bon, un prêtre catholique, dont le nom m’échappe, fut envoyé en Chine pour convertir ses habitants à la nouvelle religion. Après un séjour assez long, l’envoyé clérical envoya une lettre au Pape, déclarant ceci : J’ai constaté que ce peuple vit de manière normale et vertueuse, tout en ignorant l’existence de notre Dieu et de notre Sainte Religion. Je dis même plus : ce peuple se comporte nettement mieux que nos coreligionnaires en Europe. Ce prêtre honnête fut excommunié par l’Église romaine. Aux yeux de celle-ci, il avait commis le crime de respecter la vérité et non d’obéir aux ordres. L’ignorance de la religion, telle que connue en Europe, avait, en effet, épargné au peuple chinois les fleuves de sang produits par une croyance religieuse. Ce peuple disposait, toutefois, je l’ai dit, de plusieurs conceptions éthiques : confucianisme, taoïsme, bouddhisme.

On pourrait cependant remarquer :

- Mais, alors, ce paysan, assis, au crépuscule, sur le flanc de montagne, à contempler la beauté du paysage, paisiblement, n’est-il pas heureux, malgré son analphabétisme ?

- Posez-lui la question. Il vous répondra, après un profond soupir d’amertume : si je n’avais pas cette carence, mes connaissances m’auraient permis de choisir librement un métier à exercer, et d’agir afin que d’autres ne soient pas les seuls à décider de ma vie en l’exploitant à leur profit.

Ceci étant dit, gardons à l’esprit un fait : il peut arriver à l’ignorant d’exprimer une bonne idée, et au connaisseur de formuler une mauvaise. Et n’oublions pas que tout peuple n’a connu des moments heureux et progressé qu’aux périodes où la connaissance, dans tous les domaines, a fleuri, librement, au bénéfice de la collectivité et, au-delà, de l’espèce humaine entière. On appela ces bienheureuses époques Renaissance. Elles l’étaient, en effet. Durant celle arabo-musulmane, on recommandait : "Atloubi al’ilma mina mahdi ila lahdi" (Demande la science du berceau jusqu’au tombeau). C’est précisément l’application de ce principe qui explique ce que la civilisation musulmane a donné de beau et d’utile à l’humanité. Et c’est précisément l’oubli ou la négation de ce même principe qui constitue l’obscurantisme islamique, passé ou actuel, et ses caractéristiques fondamentales : l’ignorance, mère de la haine et de la mort. Elles sont présentées comme moyens de libération, alors qu’elles sont, en réalité, des moyens d’asservissement.

Dès lors, je souhaiterais que cesse la focalisation sur la religion comme seul opium du peuple, pour se rendre compte du pire des opiums : l’ignorance, sous forme élémentaire d’analphabétisme, d’abord, ensuite, sous forme de carence de connaissances utiles pour vivre convenablement, sans nuire aux autres.

L’ignorance est, après la force violente, la condition d’existence de toute forme de domination de l’être humain sur ses semblables. Connaître c’est essentiellement savoir auto-gérer librement sa propre vie et, solidairement, celle de la collectivité dont on fait partie.

Par conséquent, citoyen-ne, Connais ! Au nom de ta dignité, autrement dit de ta liberté dans la solidarité !

Kaddour Naïmi

Courriel : [email protected]

À NE PAS RATER

Plus de Débats