Jaan Kaplinski : "Bachir Hadj Ali est un grand poète et les récits de Feraoun m'ont toujours marqué"

Le Matin 31-07-2017 9432

Jaan Kaplinski : "Bachir Hadj Ali est un grand poète et les récits de Feraoun m'ont toujours marqué"
Jaan Kaplinski

L'écrivain estonien Jaan Kaplinski estime que le style de "Jours de Kabylie" qui retrace la vie des Kabyles au début du XXe siècle, ressemble énormément à celui de l'écrivain estonien Redik Soar, qui raconte la vie des Estoniens dans l'île de Sarimma. Pour lui, Mouloud Feraoun est un grand écrivain qui appelle à la paix. ''Il ne méritait jamais une fin pareille", confie-t-il. Pendant les années 1960, Jaan Kaplinski a traduit en estonien des poèmes du poète algérien Bachir Hadj Ali, et dans un autre recueil, il a dédié un long poème à Mouloud Feraoun et à l'élite du monde assassinée par ''les forces du mal''. Il introduit Mouloud Feraoun comme "une fleur qui est trop lourde pour sa branche". C'est ainsi que L'écrivain estonien Jaan Kaplinski avait rendu hommage à nos écrivains quelques années après notre indépendance.

Bio express. Jaan Kaplinski est né en 1941 à Tartu (deuxième ville d'Estonie). C'est un poète et écrivain traduit dans plus d'une vingtaine de langues (bientôt en tamazight). Pendant les années 1960, il a contribué d'une manière remarquable au renouveau littéraire en Estonie. Il a traduit en estonien de nombreux écrivains et poètes dans le monde. En 1997, il a reçu le grand prix de littérature de l'Assemblé baltique. En 2015, il a obtenu le prix russe de littérature. Puis, il a été lauréat du prix européen de littérature et sa candidature reste régulièrement proposée pour le prix Nobel de la littérature.

Son amour pour la littérature algérienne date de plusieures décennies. En 1969, sa mère Nora Raudsepp-Kaplinski (1906-1982), philologue estonienne francophone, a presenté aux éditions Hans Heidemmani un manuscrit de sa traduction en estonien du roman ''La dernière impression'' de Malek Haddad. Une année plus tard, la traduction a déjà été publiée. À noter que Jaan Kaplinski avait clairement contribué à la réalisation de cette traduction en rendant hommage dans sa préface qu'il avait écrite lui-même, à d’autres écrivains algérien à savoir Mouloud Mammeri, Kateb Yacine...etc. Manifestement, l'émergence et l'évolution du mouvement national en Algérie et des mouvements libertaires dans le monde ont conjointement donné lieu à la naissance d'une littérature algérienne moderne, qui, justement, reflète l'authenticité de la culture nord-africaine, mais aussi la complexité, la diversité et la richesse de l’histoire du pays.

Kaplinski résume le choix de ''La dernière impression'' au fait qu'il évoque des valeurs travaillant notamment en faveur des libertés des peuples, l'égalité et les sacrifices pour la patrie. Cette traduction se veut donc une ouverture et une voix estonienne à l'œuvre de Malek Haddad. Elle constitue sa contribution à promouvoir la littérature algérienne d'expression française au-delà du monde francophone.

À l'occasion de notre rendez-vous pour consulter ensemble la traduction que j'ai faite en tamazight de l'un de ses recueils de poèmes, j'ai rendu visite à Kaplinski chez lui au village de Vana-Mutiku, et j'en ai profité de l'occasion pour réaliser cet entretien:

Le Matindz : Comment étaient vos débuts avec la poésie et quelles sont vos premières influences?

Jaan Kaplinski : Je me souviens de mon premier poème quand j'avais 15 ans. Les souvenirs de mon père polonais, décédé peu après ma naissance, était quelque chose du concret et surtout ma première influence. Il y a aussi la poésie chinoise traditionnelle que j’ai traduite en estonien. Elle m’a beacoup marqué à un certain moment.

Cependant, la vrai influence m’est venue quand j'ai ouvert mes yeux sur la poésie russe. Je me souviens du premier poème qui m'a marqué, c'est ''Le Bateau volant'' du poète russe Mihail Lermontov. Ce poème est touchant. Il décrit un voyage de l'esprit de Napoléon qui arrive à une côte française. Puis, il met ses pieds sur sa terre natale, il appelle sa famille, sa femme et ses enfants, mais personne ne lui répond. Il reste seul! Enfin, il retourne dans sa tombe, dans son île.

Au début, j'ai commencé à écrire mes poèmes en russe. C'était quelques poèmes romantiques. Quand j'ai commencé à écrire en estonien, il y avait dans mon pays la renaissance de la poésie en estonien. J'avoue qu'il y avait même une problématique de vocabulaire, et ce n'était parfois pas facile de trouver de mots pour s'exprimer dans un poème.

Ceci dit, l'estonien était une langue orale pour longtemps. À cette époque, cette renaissance était fort à l'étranger. Il y avait par exemple le poète estonien Ilmar Laaban (1921-2000), qui, en effet, était un excellent poète et polyglotte qui avait beaucoup contribué à faire connaître la littérature estonienne en Suède et dans le monde.

On constate dans votre oeuvre l'influence de la nature et l'inspiration dans la vie quotidienne...

Ceci est pour moi quelque chose de plus concrèt qu'abstrait. C'est naturel. Je vis dans la nature et je vois des arbres, des oiseaux, de la verdure, et tous ces éléments n'ont pas de noms dans la poésie. C'est au poète de leur donner des noms et de les arranger dans des belles images. C'est le processus de création pour écrire un poème. Je pense que chaque langue a sa manière de penser, et dans chaque langue on gère diffèremment certaines images et éléments.

Et comment avez-vous découvert la littérature algérienne ?

Cela déjà date de plus de 50 ans à l'époque où l'Estonie était dans l'Union soviétique. J’étais à la fin de mes études ; l'Algérie était dans toutes les nouvelles mondiales et faisait la une des médias. De plus, on a remarquablement commencé en Russie à traduire la littérature algérienne. C'était intéressant pour les Russes. À ce moment-là, je lisais sur l'Algérie et sa lutte pour son indépendance partout dans la presse et les revues de la gauche française. C'était donc l'époque de l'émergence de la littérature algérienne moderne. En Estonie, il y avait aussi une vololonté pour traduire un écrivain algérien, et l'éditeur a opté pour le choix du roman ''La dernière impression'' de Malek Haddad. Ma mère Nora Kaplinski avait fait la traduction et je l'ai aide et fait une préface pour le livre.

Par ailleurs, pendant les années 1960, je découvrais souvent des nouvelles dans la presse française du poète Bachir Hadj Ali, qui était vraiment important pour les intellectuels français. J'ai commencé à m'intéresser à ses écrits grâce à un magazine qui lui avait publié pendant cette époque une sélection de ses poèmes. J'ai donc décidé de découvrir ses écrits et sa poesie. Il était un grand poète et j'aime beaucoup sa poésie. C'est une poésie touchante, pleine de douceur, de la beaute et de l'humanité. Par la suite, j'ai décidé de traduire en estonien ses poèmes.

Quant à Mouloud Feraoun, j'étais imprissionné par ses récits, car il a bien décrit la société et les paysans en Kabylie, et c'est justement une scène qui ressemble tellement à la vie dure de mes ancêtres estoniens.

Ses recits passionnants contiennent de belles images sur le quotidien modeste de ses personages. cela est important pour moi. Depuis lors, j'ai rendu dans un recueil de mes poèmes, un hommage à Mouloud Feraoun, au Polonais Janusz Korczak et à l'Anglais Thomas Morus.

Vous étiez député au parlement estonien ''Riigikogu'' entre 1992 et 1995. À votre avis, un bon poète peut-il réussir sa mission en tant que politicien ?

(Rires) Je ne sais pas si j'ai réussi ma mission ou non ! Je ne sais pas non plus si j'étais un bon politicien. Je me suis engagé pour trouver de différents compromis politiques. J'étais et je suis un homme de paix et j'ai toujours cherché des solutions pour le bien de tous. Au début des années 1990, on était tous engagés pour construire l'Estonie qui venait juste d'acquérir son deuxième indépendance. Il y avait d'autres circonstances. Il y avait de l'enthousiasme et de l'espoir malgré le manque de moyens, d'expérience, de connaissances politiques et économiques.

Oui, peut-être j'ai pris le risque mais j'estime aujourd'hui que c'était une expérience interéssante. Mes collègues m'ont invité à y rester, mais j'ai bien refusé.

Pourquoi avez-vous refusé ?

C'est simple ! C’est contradictoire. Je pense qu’un poète ne peut jamais dire toutes les vérités quand il occupe un poste politique. Ceci dit, un politicien ne peut tout dire. J'ai senti que j'avais besoin de retrouver ma liberté dans la poésie, dans la littérature et dans ce que j'écris.

Vous m'avez aussi parlé de votre rencontre avec l'écrivaine algérienne Assia Djebar. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre ?

Oui, j'ai rencontré Assia Djebbar plus d’une fois. Notre première rencontre était en 1990, à Oklahoma, aux États-Unis. Nous étions, tous les deux membres de jury du Prix International de littérature Neustadt, créé en 1969. Assia Djebbar était encore en deuil car elle venait de perdre son époux. Pendant cette 11e édition, j’ai apporté mon soutien au poète suédois Tomas Tranströmer que j’avais découvert à travers quelques traductions en anglais. J’ai toujours considéré que Tomas était un grand poète. J’aime bien son style et sa poésie, ainsi que sa manière de réunir les images, les pensées et les idées philosophiques avec la réalité. C’est rare. C'est pour cela qu’il était mon candidat préféré.

Assia Djebbar a opté pour un autre choix, probablement c'était Mohammed Dib qui est aussi un bon écrivain. Enfin, le jury a décidé de décerner le prix à Tomas Tranströmer, qui sera plus tard lauréat du prix Nobel, en 2011.

Après le prix Neustadt, j’ai rencontré Assia Djebar en 1993, à Strasbourg et puis à Lisbonne en 1994, pendant le lancement du Parlement International des écrivains en 1994. Nous étions fondateurs de cette instance qui a été créée en réponse aux assassinats en Algérie de plusieurs écrivains et en particulier Tahar Djaout.

Pendant ces rencontres, j'ai aussi rencontré Mohammed Dib et il y avait plusieurs d’autres écrivains nord-africains dont je ne me souviens pas des noms.

Après Tomas Tronströmer, vous seriez le deuxième poète nordique à être traduit en tamazight. Un mot pour vos prochains lecteurs en tamazight

(Sourire). J'espère vraiment que ma poésie va dire quelque chose aux lecteurs d'expression amazighe. J'ai déjà visité le Portugal, la Sicile, le sud de France...etc, mais la Kabylie reste c'est l'autre rive méditerranéenne que j'ai jamais visitée. A part bien sûr à travers des récits comme ceux de Mouloud Feraoun et des photos. Je sens toujours qu'il y a une correspondance entres les deux rives et chacune a ses particularités. Un salut à mes prochains lecteurs.

Entretien réalisé en Estonie par Hamza Amarouche

À NE PAS RATER

Plus de Culture