Le cimetière des poètes disparus algériens ou le rêve décapité

Le Matin 25-05-2017 15437

Le cimetière des poètes disparus algériens ou le rêve décapité
Tahar Djaout assassiné le 2 juin 1993.

"Le vin rend l'œil plus clair et l'oreille plus fine !" (Baudelaire)

Allons-nous visser encore le couvercle de la cocote minute jusqu’à ce qu’elle nous explose au visage ! Allons nous laisser d’autres écrire notre histoire à notre place et notamment la période tragique inaugurée en 1991 ! Le refoulement de ces pans de notre histoire ont déjà produit leurs insupportables effets. Et si nous nous penchions sur la période des vingt dernières années pour éviter aux jeunes générations de subir les affres de leurs ainés. Un peu d’histoire donc pour nous repérer et identifier les agents de l’immobilisme et les fervents adeptes de l’oubli.

L’Algérie, que n’a-t-elle pas connue de tragédies ! Mais le monstre qui sortit de ses propres entrailles quarante ans après son indépendance, avait à la fois tétanisé et surpris la population. Mais était-ce vraiment une surprise ? Ce n’est certainement pas le climat qui a favorisé la sortie de ces loups des montagnes du pays. Car la nature généreuse, le ciel bleu, la lumière incomparable, la mer, les montagnes et le désert rivalisent avec les plus belles géographies de la planète. Les causes de cette violence inouïe, il faut les chercher dans les tragédies de l’histoire conjuguées à l’aridité de valeurs féodales qui font la part belle au régionalisme, à une religiosité bigote, et l’obsession du contrôle d’une société qui a peur de son ombre et d’un régime qui croit uniquement au droit du plus fort. Dans la ligne de mire de cette idéologie, la Pensée, porte d’entrée au monde et à ses merveilles.

Comme dit le poète, "les loups sont alors entrés dans la ville" décidés à la fois de contrecarrer l’émergence de nouvelles idées et de geler les bourgeons du printemps de l’indépendance du pays. Les exemples de cette entreprise contre la beauté et l’intelligence sont légions.

Ainsi un jour d’août 1973, une de ces étoiles fut assassinée, lacérée de coups de couteau. Il s’appelait Jean Sénac. Vingt ans plus tard, deux autres lumières sont ravis à leurs familles et au pays. Leurs noms, Youcef Sebti et Tahar Djaout. Laisser les gens dans le noir, sans boussole, c’était armer ces loups pour dépecer leurs victimes en toute impunité et sans ressentir quelque culpabilité. Cette lugubre vision de la vie, ils l’ont hérité des Beni Hilal, la secte des hachachines. Ces loups ignoraient que dans le pays il y a un peuple est plus grand que nos rêves (Jean Sénac). Ils voulaient opposer leurs morbides fantasmes à la subversion des rêves, leurs élucubrations "théologiques" à la densité poétique des écrits d’écrivains qui ont chanté le pays comme Kateb Yacine, Mohamed Dib, Mouloud Mammeri...

Cette Algérie dont l’histoire témoigne de son refus de plier l’échine pour ne pas vivre à l’ombre de l’humiliation et de l’ignorance. L’indépendance mis fin au règne des différents colonisateurs qui ont laissé des traces de leur passage. Quel rapport entretenir avec ces traces des Phéniciens, des Romains, des Turcs, des Français ? Protéger ces sites, outre leur beauté artistique est une exigence de l’histoire. Entretenir les souvenirs de cette histoire ne signifie pas que l’on obéit à un acte d’aliénation mais plutôt que l’on fait partie de cette Humanité qui a commencé sa marche depuis des millions d’années.

Le souvenir est aux antipodes de l’oubli, ce poison qui fait oublier qui nous sommes et où nous voulons aller. L’oubli est un agent de frustration, une carence mortelle qui nourrit l’errance dans un monde fantasmé en contradiction avec le livre d’histoire qui permet de dessiner la carte d’identité d’un pays.

Ce rapport à l’histoire dans toute sa complexité aurait dû terrasser l’hydre dont chaque tête représente une malédiction, ici l’étroitesse du tribalisme, là l’intolérance religieuse et suprême et grave pathologie, l’obsession de la ‘’pureté’’ de la race pour refouler la ‘’honte’’ d’être les fruits d’un arbre généalogique à plusieurs branches. L’intelligence de l’histoire exigeait que les vestiges d’antan restassent debout car leurs matériaux sont plus parlants que la nature de ce passé filtré par des incantations idéologiques de mauvais élèves de l’histoire. L’exemple de l’occupation de l’espace fait partie de l’histoire du pays et nous renseigne mieux sur le vol de la terre et la ségrégation sociale et ethnique de la colonisation. Celle-ci a été avant tout une entreprise politique. Les colonisateurs ont investi leur énergie et utilisé la force des armes pour s’accaparer des terres et assouvir ainsi leurs instincts de prédateurs tout en organisant l’espace selon les critères de leur culture urbanistique. La localisation des grandes villes peuplées en majorité de populations non autochtones, l’agriculture et les réseaux de transport au bénéfice de l’économie de la métropole prouvent que la colonisation avait pour objectif non de christianiser les ‘’indigènes’’ mais d’exploiter leur force de travail et d’accaparer les richesses du pays à l’aube d’un capitalisme triomphant et insatiable. Durant quelques années après l’indépendance, le rêve de la construction du socialisme était à l’ordre du jour. On se mobilisait pour alphabétiser, reboiser, aider les paysans à prendre en main la gestion des terres nationalisées. C’était un peu la pagaille mais la jeunesse dans sa candeur y croyait. Elle n’avait pas conscience que les paramètres historiques et sociologiques des archaïsmes de notre société étaient vivaces et coriaces.

La chance ou l’opportunité de cerner ces paramètres avait déserté le champ de bataille. Ceux qui pouvaient (les gens au pouvoir) les neutraliser et faire faire un saut qualitatif à la société étaient occupés à autres choses. Le dit champ de bataille était l’objet d’autres manœuvres, la guerre entre des alliés d’hier pour la conquête du pouvoir. La joyeuse utopie de jeunesse se dissipa alors face l’âpreté des ambitions des gens en armes. Le bal ouvert après l’euphorie de l’indépendance en 1962, se termina par la décapitation des rêves des jeunes. Les rêves décapités, le lexique de ces jeunes "s’enrichissait" d’autres mots : échec scolaire, chômage, hogra, ennui, émigration, haragas. L’idéologie nationaliste se fatigua, l’utopie socialiste dévorée par son propre mythe de la ‘’spécificité’’ se faisait oublier dans un tiroir de la petite histoire.

Dans ce paysage après une bataille perdue faute de s’être donné les moyens de naviguer dans une mer secouée par des vagues, apparurent donc les loups descendus des montagnes. Le vide idéologique ouvrit alors un boulevard à toute une faune de gens qui ne pensent qu’à leurs petites combines de petits propriétaires. Ainsi pouvait-on lire sous la plume d’un petit intellectuel le concept fumeux de «régression féconde». Ce monsieur osa demander à tout un peuple de faire l'expérience d’un enfer d’où l’on ne revient jamais. Ses propos méprisant pour le peuple (expérience de laboratoire) et scandaleux avaient l’oreille de ceux qui n’avaient jamais pardonné l’indépendance du pays. Les ''connaissances'' sommaires de cet individu qui passait pour le summum de l’intelligence ont d’une certaine manière triomphé faute d’avoir été combattu pied à pied… Résultat des courses, cette régression envahit le quotidien du pays. Puisse la poésie se répandre pour faire barrage à cette régression :

Dans le noir de la nuit

On entend battre le cœur du pays.

Que vienne le jour où sa lumière

embrassera son âme.

Ali Akika, cinéaste

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