Hogra et Haraga ne riment pas avec moustaqbal

Le Matin 14-04-2017 19502

Hogra et Haraga ne riment pas avec moustaqbal

Hogra, Haraga, deux mots de notre langue populaire devenus familiers à tous ceux dans le monde qui s’intéressent à l’Algérie.

Ce ne sont point des mots poétiques qui font penser à la lumière singulière du pays avec ses plages de sable fin. Non hélas, ils évoquent plutôt une des taches noires du tableau d’un pays dont les enfants jouent leur vie à la loterie, en traversant la mer sur de frêles et bringuebalantes embarcations, pour échapper à la monotonie du quotidien et aux pesanteurs sociales, en un mot ils obéissent à la maxime : "Aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs". Partir c’est mourir un peu, dit le poète mais dans le cas des haragas c’est parfois la mort certaine qui les attend. Quand on se lance dans une aventure pleine d’incertitudes en laissant derrière soi la famille et les amis, c’est parce qu’on a plus de honte à avaler le ratage de sa vie que de perdre celle-ci. Les haragas du reste l’expriment à leur façon : "Mieux nourrir les poissons avec nos corps dans la mer que pourrir sur terre". Le choix d’un tel arrachement à son pays quand il s’impose par désespoir est le résultat d’un double échec. D’abord pour l’exilé pour qui la notion d’avenir n’avait plus de sens chez lui. Ensuite pour le pays déserté par ses propres enfants. Un pays qui ne retient pas ses enfants renvoie à la métaphore (ou image) du père qui n’assume pas ses responsabilités. De tout temps, les hommes quand l’hiver frappe à leur porte, continuent néanmoins de caresser le doux espoir de meilleurs lendemains comme le fait le printemps annonçant les fleurs et les hirondelles. Partout ailleurs, l’idée de l’avenir sème dans la conscience des gens des mots qui suscitent en eux du désir et les guident vers la conquête d’un monde qui a peuplé les rêves de tout un chacun. Hier le plus beau des rêves longtemps inaccessible mais qui a fini par se réaliser fut celui de libérer le pays.

Ce rêve a stimulé nos ainés et les a armés de courage pour défier un ennemi réputé intouchable. Ils déclenchèrent une guerre de libération, juste par essence, rude par son déroulement et sanglante dans ses résultats. Guerre sanglante mais cependant ‘’limpide’’ car le mal était clairement diagnostiqué et l’adversaire identifié. Une guerre dont le peuple qui a adhéré à cette épopée, était sûr de son issue quand bien même le prix serait élevé et il le fut. Sûr donc de sa victoire ayant vu un autre peuple, celui du Vietnam, briser la force mécanique d’un ennemi encerclé dans la cuvette de Diên Biên Phu dont le sort de ses hommes était lié à une franche capitulation. Cette victoire d’un peuple ami par l’histoire et lointain par la géographie est venue s’additionner à sa propre expérience pour aiguiser sa conscience historique. Ah l’Histoire, cet enchevêtrement de faits passés (et non une addition d’évènements sans liens entre eux) imprègne le tissu social d’un pays et imprime dans sa conscience qu’un peuple est acteur de sa propre histoire. Et le peuple algérien le 1e Novembre 1954 le démontra à la face du monde….

… Mais aujourd’hui comment enjamber les frontières qui enferment les citoyens dans un territoire livré au scepticisme tant le règne des promesses jamais tenues ne fait même plus rire l’idiot du village. Difficile travail en effet notamment pour ces jeunes gens tant le mot avenir semble ne plus appartenir à leurs lexiques. L’avenir et l’espoir qui s’y rattache ont été détrônés par des mots dévitalisés parce qu’incantatoires. Mots impuissants à les aider dans leur quête de la beauté de la vie et dans leurs confrontations avec la complexité de la réalité. Et cette dévitalisation de leurs langages, nécessairement les désarme, forcément engendre leur démobilisation, les détournant ainsi des vrais combats ? A la place de ceux-ci, d’aucuns leur offrent, pour dépenser le plein d’énergie de leur jeunesse, des champs où se disputent des petites et mesquines batailles enveloppées ici de religion, là d’une identité tout à la fois anachronique et fantasmée, ou bien encore des singeries colportées d’ailleurs. Toutes ces agitations ont transformé une bonne partie de ces jeunes et même des adultes en de passifs consommateurs au lieu d’être d’actifs producteurs de leur pain et des hôtes de la pensée, pensée naturellement non rétive à l’ouverture sur le monde. Car les portes de l’avenir ne vont pas s’ouvrir devant eux s’ils se satisfont de regarder les trains des autres fendre les paysages.

Les portes en question ouvrent leurs bras aux esprits curieux de découvertes et séduits par la geste de la création qui apprend à croire en soi et comprendre le lien à l’autre. Pour développer l’esprit de curiosité, un premier diagnostic est nécessaire. Percer les secrets ou éviter les pièges de ceux qui ont échoué à armer la population dans la conquête d’un nouvel horizon. Ce travail politique n’a jamais été fait en profondeur soit par frilosité ou frivolité des idées soit par l’inexistence d’une culture qui exige que l’on rende des comptes de ses actes au peuple (démocratie). Par exemple, à l’indépendance on nous avait proposé la belle idée de la justice sociale associée à la dignité humaine que recouvrait le mot de socialisme. Aujourd’hui par un tour de passe-passe, certains s’autoproclament des défenseurs de la religion, selon eux la seule et noble bataille qui vaille. Et dans cette attente pour gagner cette bataille qui ouvre les portes d’un certain paradis, que de frustrations à endurer sur notre bonne et vieille terre…. Si on les écoutait ! Or la religion n’a pas besoin de tuteurs (En islam, il n y a pas une Eglise avec un pape à sa tête) car depuis 14 siècles l’islam se défend tout seule, ô combien ! Et ce n’est pas les slogans des affiches des partis politiques participant aux prochaines élections du 4 mai 2017 qui vont faire souffler un vent d’espérance ou bien dessiner l’esquisse de contours d’un éventuel avenir qui sortirait des urnes…(Ouf que de conditions à remplir)

Dans ces terres de la politique, abandonnées à la sécheresse des mots et aux caricatures de la langue de bois, des idéologues engoncés dans d’étroits habits psalmodient des idées rances enveloppées de mots usés jusqu'à l'os. Leurs discours insipides pour enfumer les citoyens nous rendent inconsolables de la perte des Kateb Yacine, des Tahar Djaout et des Malek Alloula dont le verbe était tranchant contre le mensonge et si précieux pour chérir la vérité. La hogra ne date pas d’aujourd’hui, pas plus que les haragas n’ont surgi dans le paysage un beau jour sans que l’on sache les raisons d’un tel phénomène. L’on sait que tous les haragas ne fuient pas toujours la misère. Si on trouve parmi eux des gens qui gagnaient bien leur vie, il faut bien expliquer les autres paramètres qui les poussent à tout quitter et tenter de recommencer leur vie ailleurs. Pour moi l’expérience d’un ami, il y a bien longtemps m’a éclairé sur la diversité et la complexité du phénomène des haragas et des immolations en public. Voici l’histoire de cet ami…. Etudiant, quand je revenais en vacances, je revoyais et fréquentais avec plaisir cet ami, Shérif de son prénom. Un été parmi les étés, je le revois et le trouve particulièrement triste. Connaissant quelque peu son intimité, j’ai vite deviné la maladie qui le rongeait. Il avait l’habitude, à la tombée de la nuit d’aller sur une plage pour boire et échapper ainsi au "mauvais œil" de la pression sociale. Un jour parmi les jours, je l’ai accompagné dans son refuge dans un coin d’une plage peu fréquentée. J’ai bu avec lui quelques verres pour l’accompagner dans un rituel qu’il a "scénarisé" pour supporter et sa solitude et oublier une sorte de perte de confiance en soi. Parfois il soliloquait et la douleur charriée par ses mots me renseigne sur son état psychologique. J’avais compris que son esprit était occupé par le souvenir d’une femme avec qui il avait projeté de construire un avenir. Ce bel avenir imaginé n’était pas le fruit de la naïveté d’un amoureux. Il fut contrarié par la maladie d’une société qui veut tout contrôler…. Cette police des mœurs regroupent la famille élargie qui fait attention aux on dits des cancans des voisins.

Quand la fraîcheur de la nuit et la fatigue s’additionnaient, il m’arrivait de le suppléer de rentrer dormir chez lui. Il m’opposait un refus catégorique de peur de croiser dans son état sa mère qui, comme toutes les mères, ne dort jamais avant de s’assurer que son fils est bien rentré. Un jour, les vacances finissant, je le laisse sous un ciel où commence à poindre la lumière du matin. Je le quitte donc en lui donnant rendez-vous pour le lendemain au café de la Marine… Je prends place face à la statue du fameux pêcheur(1) réparant son filet. Je commande un café et tout en le sirotant, j’observe le théâtre de la rue en l’attendant… Il y a le vieux qui peine à marcher, le jeune qui s’agite, le petit fonctionnaire qui joue à l’homme pressé et enfin le fou, car il y a toujours un fou du village, qui erre en se racontant des histoires. Ce spectacle de la rue m’aide à patienter en attendant l’arrivée de Shérif. Je me mets à aligner des mots sur un bout de papier que je lui lirai quand il arrivera dans l’espoir de dérider son visage de la tristesse qui colle à sa peau.

Nora derrière tes murs et dans le noir de la nuit

J’entends toujours les battements de ton cœur.

Sylphide !

Ton souvenir me hante.

Qu’est devenu depuis ce temps,

notre amour nait le premier jour du printemps ?

Je prends un deuxième café et Shérif n’est toujours pas là. Il n’est jamais venu. Quand je reviens en vacances et que je croise des jeunes, je ne peux m’empêcher de penser à Shérif. Je ferme les yeux et essaie de me convaincre que le mot Avenir n’a pas totalement disparu chez nous. Je me rassure en me disant qu’une société trouve toujours en elle des ressources pour ne pas disparaître. Hier la guerre de libération a corrigé les injustices et l’humiliation. Mais aujourd’hui la bataille est loin d’être finie. Et pour la gagner, étudier l’histoire et en tirer des leçons est une condition pour se projeter en avant. Qui mieux qu’un historien érudit qui repose ses connaissances sur le socle en granit de la philosophie, pour nous convaincre de l’importance de l’Histoire. C’est pourquoi je termine cet article en citant Patrick Boucheron : "Une histoire que l’on pourrait traverser de part en part, librement, gaiement, visiter en tous ses lieux possibles, désirer, comme un corps offert aux caresses, pour ainsi demeurer en mouvement".

Ali Akia, cinéaste

Notes

(1) Belle statue en bronze en face de la mairie qui rappelle que Jijel est une ville de pêcheurs après avoir abrité la flotte de Kheir Eddine (Barberousse).

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